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Marais du Vigueirat : le groupe SOS lorgne sur la gestion des espaces naturels

Marais du Vigueirat : le groupe SOS lorgne sur la gestion des espaces naturels

Alors que le désengagement des financeurs publics s’accélère, le groupe SOS a repéré le potentiel des Marais camarguais. Enjeu : la gouvernance publique d’une réserve naturelle nationale d’exception et les emplois d’une cinquantaine d’habitants de Mas-Thibert jusqu’à Arles.

L’arrivée aux Marais du Vigueirat se fait à vitesse réduite, en prenant son temps, en veillant à éviter les nids-de-poule sur le chemin de terre séparant le village de Mas-Thibert des marécages. Cette arrivée est à l’image de ce qui se joue là-bas, alors que les guichets sont fermés en cette basse saison : imaginer l’avenir en prenant le temps d’avancer avec prudence.

Voilà le topo : l’association des Amis des Marais du Vigueirat subit depuis presque une demi-décennie des baisses de subventions publiques (Région et Département). Des baisses qui l’ont forcée à réduire son personnel et rendre payant l’accès aux sentiers de randonnée traversant son millier d’hectares de prairies, bois, prés salés, roselières… pour observer une faune et une flore des plus riches de la Camargue. En juillet dernier, le groupe SOS – entreprise privée sans actionnaire qui repose sur quatre associations de l’économie sociale et solidaire (ESS) ayant ensemble près de 550 filiales-associations à travers la France et à l’étranger – a frappé à la porte. Jean-Laurent Lucchesi et son équipe des Marais l’ont reçu et écouté proposer la filialisation des Marais à ce mastodonte de l’ESS qui pèse à présent environ 910 millions d’euros de chiffre d’affaires (Plaquette du groupe SOS, 2018).

« Je devrais avoir un tee-shirt « Super mendiant » », lance Jean-Laurent Lucchesi, cofondateur et ex-directeur de l’association des Marais du Vigueirat depuis octobre dernier. Il garde ses missions sous la casquette de président. « Mon boulot principal est de chercher de l’argent alors que je suis biologiste. C’est le fond du problème. » Malgré les soixante-cinq salariés, les trois délégations de service public (pour la conservation du patrimoine naturel des Marais, l’action sociale et l’accueil du public) et une politique régionale qui promet « une Cop d’avance », le budget des Marais du Vigueirat a perdu en trois ans près d’un million d’euros d’argent public, soit 30 % de son budget. Au total, 25 postes ont disparu.

C’est là que le cercle vicieux commence : faute de budget suffisant, les Amis des Marais du Vigueirat se passent notamment de leur responsable de la communication. Difficile alors de mobiliser et de faire venir plus de monde quand on sait que les Marais, situés à 20 kilomètres du centre d’Arles, ne sont pas accessibles à pied (ou moyennant une marche importante…) ni en transport en commun. « Il faudrait une vraie politique publique favorable au tourisme. Quand on décide d’installer Eurodisney à Marne-la-Vallée, ce n’est pas Disney qui paye les réseaux autoroutiers, la gare TGV ou l’approvisionnement en eau… Il y a une politique publique qui se donne les moyens (de retombées économiques, ndlr) », poursuit M. Lucchesi tandis que des cigognes s’installent à quelques mètres sur l’eau.

« A défaut d’argent public, on essaie d’en gagner nous-mêmes en essayant de grandir, de développer le tourisme. Nous sommes à 30 000 visiteurs par an. C’est pas mal. Mais pour être à l’équilibre – que cela paie ce que cela me coûte – il en faudrait 70 000. Et pour gagner de l’argent, il en faudrait 100 000. On se réinvente avec des « gros méchants partenaires », ironise-t-il. Vinci autoroutes, Total, AG2R… qui, via leurs fondations ou directement par l’entreprise sont intéressés et financent des projets. »

Potentiel de développement économique
Les idées ne manquent pourtant pas pour dynamiser les Marais : une maison du terroir valorisant les agriculteurs et éleveurs installés dans la réserve naturelle, un centre de formation, le développement du chantier d’insertion (16 postes fin 2018), de la buvette-restaurant, du potager… « On veut reconstituer un projet rural autour d’une biodiversité attractive pour que l’argent du tourisme profite à Mas-Thibert (restauration, hébergement,…) et recrée des services pour tous », poursuit-il.

Avec des projets plein les valises, quand Eric Balmier et Pierre Pageot, les directeurs de la branche « transition écologique » du groupe SOS, prennent contact, l’équipe s’arrête pour les écouter, les recevoir. Le groupe SOS est déjà présent à Arles via trois filiales : la Maison Jaune, un centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA), Acta Vista, association d’insertion par la restauration de monuments historiques et les Lauriers à Mas-Thibert, une unité d’accueil pour sortants de prison avec relais médico-sociaux. Il existe d’ailleurs des rapprochements et des partenariats entre Acta Vista et le CSAPA et les Marais pour « consolider des parcours d’emploi » ou pour la sensibilisation aux addictions des personnels en insertion.

Depuis juillet, les représentants du groupe ont visité trois fois les Marais, rencontré les salariés et écouté les projets de l’équipe en place. Ils proposent une filialisation ou un adossement des Marais au groupe SOS. Après avoir investi le champ de l’ESS depuis 35 ans, le groupe développe aujourd’hui un volet « transition écologique ». Pierre Pageot nous a indiqué qu’il était trop tôt pour s’exprimer. « Avec les Marais du Vigueirat, les choses suivent leur cours… »
Nous aurions pourtant voulu en savoir davantage sur la stratégie globale de la branche «transition écologique» du groupe et son intérêt à intégrer les Marais du Vigueirat. Pour le groupe SOS, déjà délégataire de services publics dans le médico-social, la gestion d’une réserve naturelle serait l’occasion de développer une nouvelle expertise. Et demain, gérer d’autres réserves naturelles à travers le territoire. A première vue (sur leur site internet, faute d’interview), la vision du groupe SOS de la transition écologique et celle des Marais ne semblent pas opposées. Le groupe souhaite « agir pour recréer des écosystèmes protecteurs, créateurs de valeur économique, sociale et environnementale pour construire un monde durable ». Reste à en découvrir les modalités.

Si les Marais du Vigueirat devenaient une filiale du groupe SOS, la gouvernance s’en trouverait potentiellement chamboulée. Aujourd’hui, elle est garantie par un conseil d’administration composé des fondateurs et de représentants de la ville d’Arles, soutien indéfectible des Marais.

Indépendance économique vs indépendance morale
Afin de mieux appréhender la stratégie du groupe SOS, la parole du président du directoire du groupe SOS est éclairante. Jean-Marc Borello est né à Aix-en-Provence et est co-fondateur du mouvement En marche ! avec l’actuel président de la République (et actuel membre du bureau exécutif LREM). Il affiche une vision « décomplexée » de l’entreprenariat social. Il a publié différents ouvrages présentant les valeurs du groupe qu’il a fait grandir depuis 1984. Dans Pour un capitalisme d’intérêt général, il défend un capitalisme non lucratif : « De nouveaux acteurs économiques vont jouer leur rôle, relayant le secteur public qui n’en sera plus le seul responsable. A côté du secteur lucratif (privé), le capitalisme non lucratif peut prendre le relais du secteur public et apportera des solutions non polémiques », (Pour un capitalisme d’intérêt général, Jean-Marc Borello, éd. Débats Publics, 2017). Ce dernier point pose une question : le déploiement d’un groupe dans autant de domaines cruciaux de la société (médico-social, solidarité, environnement, senior, jeunesse…) est-il un danger pour l’expérimentation des « solutions polémiques » ?

Dans une interview promotionnelle menée par le journaliste-star Patrick Poivre d’Arvor (visionnable en ligne), M. Borello développe. Pour changer les choses, « les politiques peuvent donner le cap. Ensuite, il y a l’exécution. Je ne suis pas persuadé que dans l’exécution, l’appareil public soit toujours le plus efficient, le moins cher (…) L’exécution peut parfaitement être confiée à des entreprises (…) Le groupe SOS a la capacité de changer très vite de cap [si changement politique il y a]. » Un changement politique pourra ainsi facilement être transposé au sein du groupe, sans qu’il y ait de Gaulois réfractaires tandis qu’il appelle la discussion et le consensus au sein d’un conseil d’administration d’une association.

Fonds privés pour service public
Cette stratégie est-elle déjà « en marche » ? Est-ce le crépuscule des associations indépendantes ? Face à l’absence de réponse publique, la filialisation et le mécénat sont-ils les seules garanties pour la survie des projets à visée environnementale, culturelle ou sociale ? « On nous souffle d’aller chercher vers le privé et on nous le facilite. Il y a des aides publiques pour trouver des fonds privés. », explique Jean-Laurent Lucchesi.

En région Paca comme ailleurs, les agences régionales font le lien entre les entreprises et les fondations désireuses de mettre en œuvre leur Responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE). A l’Agence régionale pour l’environnement (Arpe Paca), c’est d’ailleurs une mission de taille. « Le rapprochement entre le monde de l’entreprise (via le mécénat de compétences, financier ou en nature) est voué à se développer », indique Sandrine Halbedel, directrice de la connaissance des territoires, des réseaux d’acteurs et de la coopération de l’Arpe Paca, tout en balayant le fait que cela puisse se substituer aux fonds publics. « On est là pour faire se rencontrer ces gens-là », poursuit-elle en arguant la nécessité de trouver de nouveaux moyens pour les territoires « Il y a 20 ans, les fonds étaient essentiellement publics car les besoins en matière d’environnement étaient moins connus. Avec l’ouverture de nouveaux champs (préservation, traitement des déchets, protection des espèces…), heureusement qu’il y a de nouvelles aides. » Un catalogue de projets « Mécénaturel », régulièrement mis à jour, est tenu à la disposition du monde économique par l’Arpe Paca. Différents projets des Marais du Vigueirat ont été financés par ce biais.

Du mécénat à la délégation de service public à un acteur privé, il y a une marge, déjà franchie par le groupe SOS depuis plusieurs années avec la gestion d’Ehpad, d’hôpitaux… Faut-il s’en inquiéter ? Au sein du conseil d’administration des Marais du Vigueirat, la prudence reste de mise. Pour Mohamed Rafaï, conseiller municipal arlésien, vice-président de la communauté d’agglomération ACCM (également financeur des Marais) et Mas-Thibérien, les espaces naturels protégés n’attirent plus guère l’attention ni les financements des grandes collectivités territoriales et laissent la place au privé. « Les Marais sont un modèle national qui joint le développement d’une agriculture écologique et le développement économique. Je trouve dommage que le public ne tente pas plus d’expériences. Avec près de 40 % des recettes propres contre moins de 70 % d’argent public, c’est un exemple à suivre. Être abandonné par le conseil régional qui prône «une Cop d’avance», c’est un paradoxe. »

Pourtant, difficile de proposer une alternative à l’arrivée du groupe SOS. « Je crois au développement d’une entreprise d’insertion des Marais qui postulerait à des marchés publics. Mais il manque un portage politique plus fort, à défendre à Paris, à Marseille… », poursuit M. Rafaï. Alain Dervieux, élu en charge du patrimoine à la ville d’Arles, fait le même constat : « C’est difficile de voir un édifice fragilisé à cause du désengagement public. Il faut savoir où le politique veut aller, si on ne soutient pas des solutions nouvelles, il faut se poser des questions » et reste prudent face à l’arrivée envisagée du groupe SOS : « Quel que soit l’avenir des Marais, il faut que le territoire et la ville puissent rester à la gouvernance. On ne peut pas être les principaux financeurs et regarder passer le train », conclut-il en reconnaissant que la Ville ne peut pas agir seule sur ce dossier éminemment politique.

Prendre son temps…
Après leurs visites, les membres du groupe SOS ont voulu « signer vite » un accord de filiation avec les Amis des Marais, selon nos interlocuteurs. « Ils étaient excités comme des puces », voulant un accord « avant Noël (2019, ndlr)». Contrairement à d’autres structures associatives reprises par le groupe, les Marais ont l’avantage de ne pas être la tête sous l’eau ou criblés de dettes. Le temps de la réflexion est venu et surtout, aucune précipitation avant les élections municipales.

« Je ne suis ni inquiet, ni serein mais purement pragmatique, temporise Jean-Laurent Lucchesi qui ira fin janvier exposer le « dossier SOS » en mairie. Aujourd’hui, pour maintenir le projet, je n’ai qu’une piste. Le financement de la Région, je ne sais pas s’il va continuer. Il est déjà passé de 225 000 à 80 000 euros annuels. Ce n’est pas tenable et la pression sur l’équipe n’est pas nulle. J’ai rencontré tous les candidats aux municipales ou presque, je parle avec tout le monde. Après des discussions plus ou moins poussées sur une agriculture et un tourisme respectueux de la biodiversité, je n’ai pas encore de pistes publiques. Or, en cinq heures ici, le groupe SOS a fait des Marais du Vigueirat une stratégie. Ils ont l’esprit vif et déjà une grande expertise des délégations de service public (DSP) et de gestion de projets. Ça va trop vite pour nous. Nous les freinons mais continuons à réfléchir. »

Sandrine Lana Collectif Presse-papiers

Aller plus loin : Lire les nombreux articles du mensuel régional (Paca) d’enquête et de satire Le Ravi.

Cet article a été publié dans l’Arlésienne n°8, « Le privé, le public et les autres », commandez le journal papier ou la version numérique.

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