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La fondation Rivera-Ortiz accusée de travail dissimulé

La fondation Rivera-Ortiz accusée de travail dissimulé

Pendant des années, le gardien et homme à tout faire de la fondation Manuel Rivera Ortiz n’avait ni fiche de paye, ni rémunération. Après avoir bénéficié quatre ans de ses bons et loyaux services, André Pfanner, le directeur administratif, a souhaité déloger de son appartement de fonction Sidi Mohammed Mitak, devenu « inutile » suite à un accident du travail. L’affaire a atterri aux Prud’hommes d’Arles le 11 mai dernier.

Eric Besatti

« La fondation est en redressement judiciaire », lance, accusateur, Maître Mairin, à l’adresse d’André Pfanner, représentant de la fondation Manuel Rivera Ortiz.
« Non, pas du tout », se défend-il fébrilement.
« Si, le tribunal de Tarascon a prononcé le redressement judiciaire le 10 mars 2022 ».
« Ah bon », s’étonne le directeur administratif de la fondation (lire encart p.9).
La scène est surréaliste dans les locaux surannés du Conseil de Prud’hommes d’Arles. En pantalon coloré, le responsable culturel suisse, avocat de profession, n’a pas l’air de connaître les codes des juridictions françaises alors que dans quelques minutes, l’affaire qui oppose la structure qu’il représente et son ancien homme à tout faire va être plaidée. Avant de donner la parole aux avocats, Brigitte Cros, la présidente, demande : « Avez-vous un pouvoir du président ? ». André Pfanner répond par la négative. « Alors vous ne pouvez pas vous exprimer ni représenter la fondation », tranche la présidente du conseil. « Le président est aux Etats-Unis », ajoute-t-il d’une voix fluette, mais personne ne réagit, l’information n’a pas d’importance pour l’assemblée.

La fondation Manuel Rivera Ortiz est installée à Arles depuis 2015 dans un ancien hôtel particulier sur cinq niveaux rue de la Calade, acheté 750 000 euros à la Ville d’Arles. Une fondation dédiée au photoreportage et au documentaire qui porte le nom d’un artiste portoricain basé à New York, dont la présence à Arles est rarissime ces dernières années et qui regarde sa fondation éponyme de loin. C’est André Pfanner, son lointain acolyte, présenté comme le directeur administratif sur le site internet de la fondation, qui est, autant dans les faits que dans la presse, le responsable de la structure. Mais au quotidien, le vrai visage de la fondation, c’était Sidi Mohammed Mitak, Simo pour les connaissances. Le gardien et homme à tout faire était là l’été pendant les Rencontres et tout le reste de l’année. Simo, c’était les bras et les yeux du 18 rue de la Calade. Il ouvrait les portes de l’hôtel particulier aux associations, aux artistes ou aux anciens étudiants de l’Ecole de la photo et assurait le lien avec les partenaires et la maintenance tandis qu’André Pfanner, décisionnaire, négociait et signait les conventions. Des conventions, comme celle conclue pour un an avec l’Arlésienne pour la location, au 2e étage, de sa salle de rédaction occupée jusqu’au 30 septembre 2020. Depuis 2016, Simo réalisait des travaux de gros œuvre, assurait la sécurité pendant les événements, remplaçait les ampoules et les vitres, surveillait le lieu jour et nuit. Pourtant, il n’a jamais eu de fiche de paye ni salaire. Simplement un logement de fonction, une promesse d’embauche et un contrat de travail signé le 1er mars 2019. Si la fondation s’est montrée plus que laxiste avec les réglementations, devant les Prud’hommes, sa défense est également un modèle d’amateurisme.

Hors des clous Sur la forme, Maître Mairin, l’avocat de M. Mitak, commence son plaidoyer en pointant un « dossier particulier, d’abord dans la procédure ». Il a envoyé ses conclusions dès le mois de septembre 2021, mais les avocats de la fondation ont transmis les leurs le matin même de l’audience, bien après la date limite du 2 mai, date à laquelle les conclusions doivent être partagées pour permettre le débat contradictoire pendant l’audience. L’avocat de M. Mitak se fait celui de son confrère : « Je sais que ce n’est pas sa faute et c’est pour ça que je me permets de le dire », enfonce Maître Mairin, pointant directement la fondation et ses dirigeants comme les responsables de la situation. Il demande le renvoi pur et simple des conclusions de la partie adverse et se permet un commentaire à l’attention des juges prud’hommaux : « On se moque littéralement de votre conseil (des Prud’hommes, ndlr) ». Selon lui, c’est un manque de considération de la juridiction, « surtout quand on est convoqué pour  »travail dissimulé » ».

Pour le fond du dossier, l’avocat de M. Mitak déroule la chronologie. La rencontre de Simo et d’André Pfanner, la signature d’une promesse d’embauche le 5 février 2019 puis d’un contrat le 1er mars suivant pour un poste de gardien polyvalent à 1350 euros net avec logement de fonction. Mais depuis, « aucune rémunération ni fiche de paye », constate l’avocat.

Pourtant, à l’époque, les deux parties ont l’air de bien s’entendre. Simo retape son appartement de fonction et aménage d’autres espaces au dernier étage du bâtiment. Mais alors qu’il vide la cave pour en faire un espace de projection et de soirées, en 2019, à quelques jours de l’ouverture estivale, il se blesse gravement au genou. « Il n’y a alors aucune considération, pas de déclaration d’accident du travail », poursuit son avocat.

Avec un ménisque touché, M. Mitak reprend le travail après quelques semaines de pause. Il use à nouveau son corps à l’été 2020 pour ouvrir un escalier de secours à la cave et préparer « Les Pionniers », une exposition qui « invite à questionner nos limites tant physiques que mentales ou spirituelles ». Comme l’année passée, Simo souffre, désormais il boite, à l’hôpital d’Arles le diagnostic est fait : il faut opérer. L’avocat sort une pièce sans équivoque retraçant un échange entre M. Pfanner et une personne qui a versé son témoignage au dossier à charge. Dans cet échange whatsapp, une photo de Simo dans un lit d’hôpital. « Qu’est ce qu’il a fait », demande l’interlocuteur. « Cassé le ménisque, je l’ai fait opérer en Suisse », répond M. Pfanner, « en travaillant dans la cave pour moi, donc c’était ma responsabilité ».

« Pour se faire opérer, on a exfiltré monsieur Mitak parce qu’il n’était pas déclaré en France », accuse l’avocat. De plus, André Pfanner n’a visiblement pas assumé toutes les responsabilités dont il se vante. Depuis ses opérations en Suisse à l’automne 2020 et au printemps 2021, M. Mitak reçoit des lettres de relance pour payer la facture de la Schulthess Klinik de Zurich. La dernière en date, le 10 février 2022, une facture de 10 806 €.

Depuis l’été 2020, blessé, Simo n’est plus utile à la fondation. Alors, après ses opérations qui se sont révélées infructueuses, André Pfanner lui met la pression pour qu’il quitte les lieux. Alors qu’il n’a nulle part où aller, son amertume le pousse à se renseigner sur ses droits à l’aube de l’été 2021. Après que l’avocat de M. Mitak a prévenu de son intention d’aller aux Prud’hommes, « on a essayé de l’expulser manu militari, en déposant plainte au commissariat de police. On a osé dire qu’il était occupant sans droit ni titre de l’immeuble », s’insurge l’avocat.

La conclusion de l’avocat ne fait pas dans la dentelle. « Pas de rémunération, simplement une carte bleue de la fondation avec laquelle il peut faire ses courses, pas de fiche de paye, pas de déclaration préalable à l’embauche, pas de déclaration d’accident du travail », l’avocat demande la reconnaissance du travail dissimulé, le rattrapage des salaires et l’indemnisation pour l’accident du travail. Au total, une somme qui avoisine les 80 000 euros.

Pour la partie adverse, Maître Hamel raconte le parcours de Manuel Rivera Ortiz, un photographe portoricain « qui a connu la précarité ». Elle le relie à celui, tout aussi précaire, de M. Mitak, résident espagnol de nationalité marocaine. Selon l’avocate, Manuel Rivera Ortiz se lie d’amitié avec M. Mitak « par l’intermédiaire d’André Pfanner ». « Pour l’aider, il lui offre un hébergement en contrepartie de quelques travaux ». Le contrat de travail ne serait qu’une « promesse avec condition suspensive d’un titre de séjour pour qu’il puisse obtenir ses papiers ». Elle demande que toutes les demandes soient déboutées. Mais en cas de condamnation, elle souhaite que soient reconnus « l’avantage en nature de l’appartement qu’il occupe toujours et les économies qu’il a pu réaliser sur la période ». Histoire de faire baisser la facture.

C’est quand l’avocate commence à attaquer la validité d’une pièce qui prouve l’accident du travail que Maître Mairin sort de ses gonds. « J’hallucine en fait madame la Présidente, on est en train de plaider quelque chose qui n’a pas été conclu. C’est scandaleux ! Il y a des procédures et il faut respecter le principe du contradictoire ». Si la défense avait fait parvenir ses conclusions, il aurait pu répondre. La présidente acquiesce. « J’entends », admet l’avocate de la défense quand un brouhaha commence à monter du côté des juges prud’hommaux, passablement excédés par la situation.

« Quelle est la situation de la fondation ? », demande l’un d’eux. « Ils sont en redressement judiciaire », appuie Maître Mairin en indiquant que le document figure dans le dossier. Visiblement agacé par la situation, un second juge interroge l’avocate : « Mais quelles sont les sources de financement de cette fondation ? ». « On ne m’a pas communiqué d’information », regrette Maître Hamel. André Pfanner tente de se justifier. « Il faut déposer 30 000 euros d’avance pour créer un fonds de dotation ». La présidente rappelle qu’il n’a pas à prendre la parole.

En 2015, quand André Pfanner paradait dans La Provence après le rachat du bâtiment pour 750 000 euros à la Ville d’Arles, il indiquait : « Pour nous, c’est un gros investissement ». Trop gros, vraisemblablement. Aujourd’hui Simo a toujours le ménisque usé mais peut remarcher normalement. Pour quitter l’appartement qu’il occupe encore au 18, rue de la Calade, il demande une rupture du contrat de travail et les indemnités qui vont avec. Rendu du délibéré le 14 septembre prochain. L’avocat de M. Mitak a demandé une application directe du jugement, même en cas d’appel de la condamnation. De cette manière, si pour la fondation Manuel Rivera-Ortiz, ne pas préparer sa défense était une stratégie pour gagner du temps, celle-ci serait perdante.

 

Encart : Liquidations judiciaires en série

Pendant l’audience, Maître Mairin, l’avocat de M. Mitak a affirmé que la Fondation était en redressement judiciaire. Une information qui entre en cohérente avec la présence d’un mandataire judiciaire sur le déroulé de l’audience du Conseil des Prud’hommes (voir ci-contre). Effectivement aux côtés de l’avocat le Fonds de dotation Manuel Rivera-Ortiz sont cités un mandataire judiciaire et les AGS (organisme chargé de payer les salaires si les employeurs sont défaillants). C’est la procédure quand les associations ou entreprises sont en redressement ou liquidation judiciaire.

à proprement parler, la Fondation Manuel Rivera Ortiz n’existe pas à Arles, c’est une fondation américaine. En France, trois entités juridiques portent le nom de Manuel Rivera-Ortiz. Deux d’entre elles ont été placées en redressement judiciaire ce printemps après qu’un créancier s’est manifesté pour des factures impayées. Au mois de juin 2022, la liquidation judiciaire a été prononcée par le tribunal judicaire de Tarascon, c’est-à-dire une fermeture des activités pour deux des trois structures (l’association Les amis de la fondation Manuel Rivera-Ortiz et l’association Pour la création de la fondation Manuel Rivera-Ortiz). Ces deux associations n’ont pas payé certaines dettes. La troisième entité, le fonds de dotation Manuel Rivera-Ortiz Arles, créée le 14 décembre 2018, n’est pas en redressement judiciaire, confirme le tribunal judiciaire de Tarascon. Cette année, le fonds de dotation Manuel Rivera-Ortiz a enfin investi pour l’entretien du bâtiment. Le tableau électrique a été changé par des artisans qui ont été payés. Le fonds de dotation est une forme juridique plus souple que celle de la fondation.

Pour revenir au débat entre André Pfanner et Maître Mairin : la fondation Manuel Rivera-Ortiz était-elle en redressement judiciaire le jour des Prud’hommes ? Impossible à dire, la  »fondation » n’existe pas en France.

Encart : Le directeur des Rencontres réagit

La fondation Manuel Rivera-Ortiz est dans la programmation associée des Rencontres depuis plusieurs années. « Si un cas de travail dissimulé violent venait à être identifié et condamné par la justice, cela questionnerait évidemment le partenariat », affirme Christophe Wiesner, directeur des Rencontres d’Arles.

 

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