À Beaucaire, le RN sélectionne les commerces à son goût
La ville de Beaucaire, située entre Avignon et Arles et forte de ses 15 000 habitants, reflète la diversité de celles et ceux qui travaillent dans les champs ou sur les chantiers environnants. Depuis plus d’un demi-siècle, elle joue le rôle de dortoir pour les ouvriers de l’agriculture locale, accueillant une population issue de multiples origines et nationalités. Pourtant, sous couvert de revitalisation urbaine, une politique de sélection commerciale s’y installe progressivement. Certains commerces sont encouragés, tandis que d’autres, tenus par des Maghrébins ou des Latino-Américains, se voient systématiquement exclus.
(enquête réalisée avec l’aide du Fonds pour une presse libre
et co-publié avec Streepress.com, une des vigie de l’extrême-droite)
Nada Didouh et Eric Besatti
Flâner le long de la rue Nationale, artère principale et autrefois cœur commerçant de la commune, laisse aujourd’hui un goût amer. Les vitrines vides, ternies par le temps, et les rideaux métalliques baissés se succèdent. Pourtant, de nombreux commerçants cherchent à s’implanter sans succès. Si, comme la plupart des villes moyennes françaises, le centre a perdu de son attractivité au profit des zones périphériques, il connaît un nouveau dynamisme depuis l’arrivée d’une population d’origine latino-américaine à la fin des années 2010. « La ville se mourait, regardez maintenant ça bouge un peu plus », fait remarquer Mohammed, un vendredi soir de septembre dans la rue Nationale, « si vous enlevez les Latinos, il n’y a plus personne ». Mais malgré ce regain d’animation, la présence de commerçants issus de ces communautés reste limitée. Comme si un plafond de verre les empêchait encore d’accéder aux locaux commerciaux. Et ils ne sont pas les seuls.
Depuis son arrivée à la municipalité en 2014 avec Julien Sanchez, l’extrême droite se vante de mener une stratégie globale pour redynamiser le centre-ville. Une politique que son successeur, Nelson Chaudon, poursuit dans la même veine. La mesure phare ? Mettre la main sur les nombreux locaux vacants, en les louant ou en les achetant, afin de « les maîtriser et de répondre à la nécessité d’offrir une diversité commerciale », selon un article du journal municipal.
« La Mairie a contacté tous les propriétaires, un à un, elle a loué ce qui était à louer et acheté ce qui était à la vente », nous apprend Édouard (le prénom a été changé à sa demande), qui travaille dans le bâtiment. De son côté, la Mairie ne tient pas à disposition un document qui rende compte de sa politique. Impossible de connaître précisément le coût de cette politique.
Cette maîtrise du foncier a été rendue possible par une loi datant de 2005 qui a introduit un droit de préemption pour les municipalités. L’article 58 permet ainsi aux mairies de préempter les baux commerciaux, les fonds artisanaux et les fonds de commerce. La loi devait permettre aux municipalités de réaliser, dans des périmètres définis, des opérations d’aménagement urbain d’intérêt général. Mais à Beaucaire, pas sûr que ce soit l’intérêt général qui domine.
Rue Nationale, plus de la moitié des locaux sont fermés, beaucoup étant loués ou appartenant à la Mairie. Celle-ci a repris de nombreux les baux pour décider quels commerces peuvent s’installer en ville. De nombreux projets ne peuvent aboutir : snack, restaurant de cuisine latino-américaine ou autre commerce dédié aux produits pour la clientèle des habitants de cette origine, salon de thé, coiffeur, barber, esthéticienne, chicha… Photo E.B.
Derrière la stratégie de reprise en main de locaux vacants, certains affirment que la municipalité d’extrême droite sélectionne les commerces autorisés à s’implanter en fonction de critères plus idéologiques que fonctionnels. « En fait, ce qu’ils évitent, ce sont les Latinos et les Maghrébins, confie sans hésiter une source proche du dossier. C’est dommage parce qu’il y a des commerces de qualité qui pourraient émerger, mais non. Il n’y a rien à faire. » Un constat partagé par l’élu d’opposition Charles Ménard (Beaucaire en Commun, LFI), qui ne mâche pas ses mots : « Ça a été ça dès le début : les Maghrébins, on n’en veut pas. » Assis à la terrasse d’un café, il dénonce une politique discriminatoire de sélection des porteurs de projets commerciaux et nuance, « quand je dis Maghrébins on se comprend, ils sont Français, à 95 %. »
Moins de kébabs, plus de contrôle
En 2014, BFMTV dressait une « série de portraits de jeunes pousses municipales. » Julien Sanchez, alors candidat à la Mairie de Beaucaire était le sujet du septième épisode. À la question : « Un dossier que vous portez tout particulièrement ? », il répondait : « La réhabilitation du centre-ville me tient particulièrement à cœur. Si je suis élu, la Mairie fera jouer son droit de préemption pour éviter que les commerces communautaires ne s’installent. On a quand même quatre kébabs dans le centre historique… »
Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’un. À titre de comparaison, de l’autre côté du Rhône, Tarascon, similaire en taille et en population, en compte plus de cinq. « Ils sont contre les snacks, tout le monde le sait, témoigne un commerçant, du coup personne n’ose aller à la mairie pour demander un local. Ils ne disent pas non directement, mais ils baladent les commerçants qui ne leur plaisent pas, jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’ils n’auront pas de local. Pourtant ce ne sont pas les locaux vides qui manquent. Mais les gens préfèrent passer par des particuliers, même si c’est plus compliqué. »
Plus compliqué et plus cher. D’abord car rares sont les locaux non préemptés par la municipalité, ensuite car le loyer à payer n’est pas le même. « Quand ils trouvent quelqu’un qui leur convient, il lui font payer 200 ou 300 euros de loyer, ça n’a rien à voir avec ce que paient ceux qui passent par le privé », continue le commerçant, qui a, lui aussi, requis l’anonymat. En centre-ville, et pendant les deux premières années de location, une remise de 30 % sur les loyers est appliquée aux locataires et sous- locataires de la Mairie.
La plupart des commerces ouverts le sont grâce à des baux anciens, signés avant l’instauration par la Mairie de sa politique d’intervention et de préemption des locaux. Ils présentent des produits et particularités culturelles propres au mélange beaucairois, que l’extrême droite ne souhaite pas voir se développer. Photo E.B.
Le droit de préemption, pouvoir d’exclusion
« Il y avait un local qui était libre, pas loin de la mairie. Un commerce principalement réservé aux femmes voulait s’y implanter, ce n’était ni un snack, ni un restaurant, ni un marchand de poulet, énumère, ironique, le travailleur du bâtiment. C’était un commerce raffiné. Ils ont refusé. Enfin, pas vraiment. Ils n’ont pas donné de réponse. » La gérante, équatorienne, a fini par trouver un local sans passer par la Mairie. La candidate ne parlait pas français mais était « bien accompagnée sur le projet ». Même origine, mêmes obstacles. Rue Nationale, un commerçant d’origine équatorienne implanté depuis 2018 a essayé d’acheter des pas de porte pour faire face à un local devenu trop étroit. À trois reprises, la Mairie aurait utilisé son droit de préemption bloquant systématiquement ses tentatives d’acquisition.
Sur la même rue, un autre commerçant se souvient, lui, d’un entrepreneur d’origine maghrébine qui avait demandé un local, fermé depuis trois ans, à la Ville. « Ils lui ont dit non, qu’il y avait déjà une personne positionnée dessus. Il a insisté, a proposé de repasser quelques semaines plus tard pour s’assurer que le local était définitivement occupé. Ils lui ont dit que ce n’était pas la peine, que l’autre candidat avait un projet sérieux, et que dans tous les cas, d’autres candidatures étaient prioritaires sur lui dans la liste d’attente. » Aujourd’hui, le local est toujours fermé. « En fait, les gens du RN sont des frustrés, ce n’est pas un cliché, analyse le commerçant. Ils sont dans un combat personnel, où ils se vengent. Même si aucun immigré ne leur a jamais rien fait, ils ont l’impression de devoir venger tout ce qu’ils entendent à la télé. Du coup, ils le font dans des détails comme ça, en refusant des locaux. Ça leur donne le sentiment de se réapproprier une France qui n’a jamais existé. »
« On nous interdit le droit d’entreprendre »
Pour ouvrir le restaurant Sabor Latino, la gérante a réussi à louer en direct avec le propriétaire. Pour elle, pas de doute, la Mairie bloque toute installation des commerces latinos ou maghrébins. D’ailleurs, Alberto Camaione, l’élu au commerce, n’y a jamais mis les pieds. Pourquoi ? « C’est compliqué », nous répond-il, avant d’évoquer des problèmes d’hygiène à l’origine d’une fermeture administrative. Vérification faite, il n’y a jamais eu de problèmes d’hygiène, mais des troubles à l’ordre public. Une fermeture administrative que le maire se gargarisait-il en conseil municipal en septembre 2022, d’avoir obtenue après de nombreuses demandes à la Préfecture : « Pour cela il a fallu que l’on bataille, que l’on lutte, que l’on fasse des dizaines de procès-verbaux, que j’interpelle moi-même la Préfète du Gard, qu’on obtienne enfin ce résultat au bout de plusieurs mois ». « Comment ça se fait que nous soyons le seul restaurant latino, et qu’il n’y ait qu’une seule boutique ? », questionne la gérante de Sabor Latino. Seule, ou presque. Un nouveau restaurant a récemment ouvert ses portes.
Depuis la rue, l’enseigne reste discrète, un simple « Resto » en lettres blanches sur fond noir. À l’intérieur, les murs sont peints de jaune, de bleu et de rouge, rappelant les drapeaux de la Colombie, de l’Équateur et du Vénézuéla, trois communautés bien présentes à Beaucaire. Helda Sandoval, la cuisinière qui imprime sa personnalité autant dans les plats que sur les murs, est l’une des rares à avoir accepté de témoigner en son nom, illustrant le climat de peur qui pèse sur les commerçants. Espagnole d’origine colombienne, elle est employée depuis 2019 dans ce restaurant. D’abord un kébab, on y déguste désormais des empanadas de pollo, ces chaussons au poulet à la colombienne, ou des patacones, sorte de beignets de banane plantain. C’est elle qui a transformé le lieu suite à un accord avec le propriétaire du fonds de commerce. Elle se dit heureuse aujourd’hui, même si elle n’a pas vraiment eu le choix de s’associer pour entreprendre. En 2018, après trois années passées à travailler dans les champs, où « les chefs te crient dessus et les responsables t’humilient », elle rêve de reprendre son métier de restauratrice et entreprendre à nouveau, comme elle l’a fait en Colombie et en Espagne. Et « le faire bien ». Dans un premier temps, Helda veut s’adresser à la Mairie. Elle se forme en « hygiène alimentaire des établissements de restauration commerciale », obtient son « permis d’exploitation » d’une « licence restaurant », s’inscrit à la CCI du Gard, paie des traducteurs pour l’accompagner à toutes les étapes et monter un dossier propre, « comme ils le demandaient », pour convaincre la municipalité. La restauratrice dépense plusieurs milliers d’euros dans ces démarches. « Mais en 2018 ils m’ont écrit qu’il n’y avait aucun local disponible, alors que la ville est remplie de locaux vides ! », s’emporte-t-elle. « C’était comme nous mettre encore une fois la tête sous l’eau après avoir quitté une situation difficile dans notre pays. Comme une impossibilité d’aller de l’avant. On nous interdit le droit d’entreprendre parce que nous venons d’ailleurs. »
Charles Ménard, conseiller municipal d’opposition pense que le RN fantasme une
ville avec d’autres habitants que ceux qui habitent Beaucaire actuellement. Photo E.B.
Une sélection au goût du terroir
À la question de savoir quels types de commerces sont favorisés par ces mesures, les commerçants interrogés évoquent des « salons de massage », de « bien-être », des « épiceries fines provençales », des boutiques avec des produits « du terroir », ou des « boutiques artisanales ». Il arrive en effet que la Mairie sous-loue volontiers certains locaux qu’elle a préemptés, favorisant ainsi quelques commerces bien alignés avec sa vision. Place Georges Clémenceau, juste en face de l’hôtel de ville, la Provence Gourmande a pris ses quartiers depuis quelques mois. Cette petite épicerie haut de gamme propose huile d’olive, pâtes en vrac et quinoa. Un concept en totale adéquation avec les orientations municipales. Le bon plan ? Le litre d’huile d’olive est vendu neuf euros, soit le même prix qu’au moulin Robert qui presse des olives importées d’Espagne, situé un peu plus haut dans la ville. Un produit d’appel de choix pour cette commerçante d’origine gitane espagnole, qui a su convaincre l’élu au commerce avec un concept en accord avec ses choix politiques.
Interrogé sur un éventuel refus d’implantation de commerçants issus des communautés maghrébines ou latino- américaines, l’élu au commerce Alberto Camaione, se défend : « Nous, on veut du commerce qui fonctionne, je veux un bon projet, s’il est viable, on ouvre. » C’est pourtant le même élu qui considère Sabor Latino et le Dream, le dernier snack de Beaucaire, comme des commerces « communautaires ». Questionné sur les nombreux refus d’attributions de locaux à certains commerçants, il explique : « Ils n’ont pas de projet écrit. On ne peut pas se dire qu’on va mettre un coup de blanc et que ça va marcher. Il y a une exigence dans la qualité du commerce qu’on va ouvrir, parce que sinon, ça ne marchera pas. » Ainsi, le projet est important. Mais pas que. Alberto Camaione accorderait-il un local à une personne qui ne parle pas français ? « Écoutez, c’est compliqué, c’est compliqué, développe l’élu. Je veux bien, il en faut pour tout le monde, mais c’est compliqué. S’ils ne savent pas parler français, comment vont-ils pouvoir travailler ? S’inscrire au niveau des formalités ? » interroge-t-il. Selon lui, la Mairie cherche avant tout à préserver « un équilibre ». « Vous avez remarqué qu’à Beaucaire il y a beaucoup d’esthéticiennes, beaucoup de coiffeurs, on y fait attention, surtout si ça se transforme en barber, et qu’ils ne sont jamais ouverts… », glisse-t-il.
Anciennement un kébab, “Le Resto” abrite désormais un restaurant colombien. Helda Sandoval n’a pas réussi, après de nombreuses démarches, à obtenir un local auprès de la Mairie qui a la main sur la plupart de ceux disponibles rue Nationale. Photo E.B.
« Ils ont tué la rue »
Commerces de façade ou pas, le centre- ville de Beaucaire ne garde aujourd’hui que les traces fanées de son dynamisme passé. « Avant, l’ambiance ici était exceptionnelle, la rue était pleine de vie, se souvient un boucher. Mais dès qu’elle en a l’occasion, la Mairie fait fermer des commerces. Ils ont tué la rue Nationale ». Car en plus de sélectionner les commerçants qui peuvent ouvrir, la municipalité en expulserait aussi certains.
La foire de Beaucaire a été remanié depuis l’arrivée du RN aux manettes de la ville en 2014 en réduisant le nombre d’exposants et favorisant les produits « traditionnels » ce qui a eu pour effet de réduire sa fréquentation et son importance. Le RN veut faire de Beaucaire une vitrine de sa gestion jusqu’à la proposition commerciale dont elle veut exclure les commerces que ses élus qualifient comme « communautaires ». Jordan Bardella se rend régulièrement à Beaucaire comme ici à l’occasion de la foire de l’Ascension entouré de Nelson Chaudon, (l’actuel maire de Beaucaire), d’un revendeur de charcuterie et de fromages, Julien Sanchez, ancien maire et désormais député européen et Yoann Gillet, ancien directeur de cabinet de Sanchez et aujourd’hui député français. Photo E.B.
« Il y avait un Maghrébin qui louait un local pour son commerce, se souvient Édouard. La Mairie a racheté le bail sans le prévenir, ils lui ont fait toutes les misères possibles, et ont réussi à le mettre dehors. » Sollicité à plusieurs reprises, le maire n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. C’est finalement par hasard que nous l’avons croisé, en route pour une soirée où se produisait le ténor Vincent Niclo. « Moi, très clairement, j’ai un projet sur le long terme. Mon objectif ce n’est pas que les gens montent un fonds de commerce aujourd’hui et qu’ils partent demain une main devant une main derrière », a justifié Nelson Chaudon, entre deux rues. « Quand il y a de très bons projets, on a la volonté de les faire s’installer mais mon objectif dans un premier temps, c’est de ne pas développer. » Développer sa réponse ?
Sur sa politique de préemption, critiquée pour son opacité et sa sélectivité, nous avons demandé au maire si le but était de freiner les installations : « Non, l’objectif de la préemption n’est pas de tuer la rue, mais de me permettre de faire les travaux qu’il m’est nécessaire de faire sur autant les cellules commerciales que la voirie, pour réussir à faire l’essentiel à cet endroit-là ». Mais quand on l’interroge plus précisément sur le projet envisagé sur cette zone, la réponse reste en suspens : « C’est un peu tôt, non ? Les municipales n’ont pas encore commencé. On en parlera en janvier. » Si cette fois-ci, Monsieur le Maire accepte de nous recevoir.
Ce travail a été réalisé dans le cadre d’une enquête collective sur la casse sociale et associative des mairies d’extrême droite par des équipes de journalistes du sud-est et leurs médias : Le Poing, la Marseillaise, le Collectif Presse-Papiers. Un travail soutenu par le Fonds pour une presse libre. Nous vous tiendrons informés des enquêtes de nos collègues via notre bulletin numérique et notre site internet.
Article également publié dans l’Arlésienne n°25, automne 2025 au sein d’une série d’article sur la gestion d’extrême droite de la ville de Beaucaire.
Défiscalisez comme Bernard, soyez mécènes comme Maja et réorientez vos impôts en soutenant l'Arlésienne.
Faire un don défiscalisé à la presse libre, locale et de saison... désormais reconnue d'intérêt général !