Latinos à Beaucaire : trouver sa plaza dans la cité
Aujourd’hui, les travailleuses et travailleurs agricoles sud-américains sont de plus en plus nombreux à travailler mais aussi à vivre dans la région de Beaucaire. Parfois pour longtemps, souvent avec leur famille et leurs enfants. Au delà des rues commerçantes avec ses restaurants et commerces tenus par et pour la communauté, promenade dans les couloirs d’une intégration à la sauce latina.
Javier, Linda, Jorge, Hussein, Gonzalo… M. Paulet fait l’appel dans sa classe de français langue seconde (FLS) du collège Eugène Vigne à Beaucaire. Le début de cours est un peu agité, ça se tortille sur les chaises, ça fouille frénétiquement dans les affaires. Comme dans n’importe quelle classe de collégiens qui se respecte. Sauf que les chuchotages et les blagues se font surtout… en espagnol. Aujourd’hui, la quinzaine de jeunes qui assiste au cours de conjugaison a entre 11 et 15 ans. Ils viennent du Portugal, d’Algérie, de Moldavie, du Danemark mais l’immense majorité vient d’Espagne et leurs parents sont arrivés d’Amérique Latine. La leçon du jour est d’apprendre à conjuguer : « Avant j’habitais à Barcelone » à l’imparfait.
« C’est un peu le rêve américain à la française ! »
« Il y a six-sept ans en arrière, c’était principalement des élèves maghrébins qui fréquentaient ma classe, constate Emilie Favre de Thierrens, enseignante de français langue seconde (FLS) depuis dix ans dans l’établissement, dans le cadre du dispositif UPE2A (Unités pédagogiques pour les élèves allophones et arrivants). Mais cette année par exemple, 90 % des jeunes sont hispanophones et viennent d’Amérique du Sud. »
Avec douze heures de français par semaine, les jeunes Sud-américains vont en classe avec les élèves français le reste du temps. Ils arrivent tout au long de l’année, au gré des saisons agricoles. Pas facile pour l’équipe enseignante de s’adapter à ce rythme et au fonctionnement de la communauté. « La présence de cette population nous met vraiment en difficulté, c’est très compliqué », explique Pascale Cèbe, la principale du collège à la silhouette d’athlète. Pour elle, le défi est de taille : offrir un avenir en France à ces jeunes tout en prenant en compte la réalité sociale locale souvent assez peu engageante et les difficultés d’adaptation. En plus, il faut gérer des situations sociales délicates et les parcours parfois complexes de certaines familles. Le décalage entre les rêves que les parents ont pour leurs enfants en arrivant en France et la réalité est immense. « Pour eux, c’est un peu le rêve américain à la française quoi ! » résume-t-elle avec un sourire.
Ayant grandi pour la plupart en Espagne, ces jeunes ne parlent pas un mot de français et ne connaissent pas du tout le système scolaire français quand ils arrivent à Beaucaire. Pour les plus jeunes d’entre eux, l’adaptation se fait plus facilement que pour les adolescents qui ont souvent quitté toute une vie sociale en Espagne et sont plus réticents à accepter leur arrivée en France. Un vrai casse-tête pour le personnel de l’établissement qui voit une transformation de l’attitude des élèves. « Un mini-communautarisme se crée au sein du collège, ce qui rend leur intégration difficile. Ils se disent qu’ils n’ont pas besoin d’apprendre le français », constate Mme Favre de Thierrens. Aujourd’hui, la résistance à l’adaptation à leur nouvelle vie donne plus de fil à retordre aux professeurs qu’il y a quelques années en arrière : « Maintenant ils ont plus besoin d’être cadrés. Il faut dire qu’ils ont en commun de connaître la misère, beaucoup plus qu’avant », poursuit la professeure.
Ça bouscule tout le monde mais en bien
Même si la plupart des parents sont très volontaires pour venir aux rendez-vous proposés par les professeurs, comment faire pour suivre les bulletins de leurs enfants sans parler ni lire le français ? Une partie du personnel est hispanophone ou a été obligé de s’y mettre par nécessité. Quatre heures de cours de français langue étrangère (enseignement de la langue française destiné à des personnes non-francophones) sont aussi proposées aux parents qui peuvent se libérer dans le cadre du dispositif Oepre (Ouvrir l’école aux parents pour la réussite des enfants) pour qu’ils puissent reprendre un peu le pouvoir sur l’éducation de leurs enfants qui leur échappe parfois. « Ici, on travaille les langues en tout cas, c’est chouette ! », s’amuse Pascale Cèbe.
Difficile d’avoir une idée de la réussite professionnelle de ces élèves par la suite, puisque les statistiques dites ethniques sont interdites en France. Mais dans le parcours scolaire, tout est fait pour qu’ils ne subissent pas leur orientation. Au lycée professionnel Paul Langevin de Beaucaire, les jeunes latinos sont dans toutes les filières et M. Boujaddi, le proviseur, s’en félicite. Il se réjouit de cette diversité et de l’enthousiasme de ces jeunes « souriants et sympas et qui ont envie de réussir ». Bien sûr, là aussi, leur présence de plus en plus importante bouleverse le fonctionnement du lycée au quotidien mais pour le chef d’établissement, c’est surtout en bien : « Cette interculturalité nouvelle incarnée par les jeunes Sud-américains et les migrants subsahariens représente une opportunité riche d’apprentissages, tient-il à faire remarquer. Ça bouscule tout le monde : à la fois les élèves qui ne font pas grand-chose et qui râlent un peu tout le temps comme les professeurs qui sont déconcertés par une telle envie de réussir. »
Reconnaissance
Les parents aussi ont envie de réussir. Venus ici à partir de 2008 dans le sillage de la crise du BTP en Espagne qui en a laissé plus d’un sur le carreau, ils sont là pour travailler, faire de l’argent pour s’acheter une maison en Espagne ou au pays et faire le moins de vagues possible. Si certains ne font que des allers-retours entre l’Espagne et Beaucaire pour les saisons, d’autres s’installent durablement, même s’ils retournent en Espagne et en Équateur de temps à autre. Ceux-là ont leurs enfants ici, cotisent en France et louent des maisons. Des magasins d’alimentation qui vendent patates douces, haricots rouges et farine de maïs ont ouvert légalement dans la rue Nationale et sont tenus par des Sud-américains.
Alexandra S, qui tient l’épicerie solidaire depuis 2013 un peu plus haut dans la rue, assure : « C’est pas des gens qui font rien, qui restent entre eux et qui viennent ici pour profiter. Ils touchent aucune aide, pas de Caf, rien. C’est aussi pour ça qu’on se bat, ils viennent pas pour profiter mais pour travailler. » Sur 400 bénéficiaires, 40 % sont des familles sud-américaines qui viennent s’approvisionner en produits de première nécessité à pas cher. « Mais ici, on sert tout le monde, on a tous les publics ! », s’exclame-t-elle en montrant l’étagère des compotes pour bébés à Ana, une Cubaine d’une quarantaine d’années au maquillage impeccable.
Bref, les Latinos font désormais partie du paysage beaucairois, c’est évident. Le souhait de certains ? Qu’on reconnaisse leur existence et qu’on leur accorde une place en France. Sifrid, Santiago et Nelly sont d’ailleurs à l’origine de la création en 2018 de l’association Latinos Sin Fronteras, qui vise à mettre en avant la culture latina et à faire du lien entre les travailleurs. « On ne veut pas être vus que comme des machines à travailler, explique Santiago. On est aussi des musiciens, des peintres, des artistes et on veut promouvoir notre culture. » « On voudrait aussi proposer des cours de français », rajoute Nelly. Au printemps 2018, ils avaient déjà fait plusieurs demandes de rendez-vous auprès de la mairie de Beaucaire pour avoir un local où organiser leurs activités. Un an et pas mal de promesses plus tard, aucune entrevue n’a eu lieu avec Julien Sanchez, le maire (RN), pas très disposé à les aider dans leurs démarches.
Contactée, la mairie de Beaucaire n’a d’ailleurs pas souhaité donner suite à notre sollicitation d’interview et c’est dans ces termes que Yoann Gillet, tout jeune directeur de cabinet du maire Julien Sanchez et par ailleurs président du groupe des élus du Rassemblement National (RN) s’est chargé de nous répondre : « Je vous invite à contacter le Préfet du Gard ou un représentant de l’État pour savoir comment ils comptent s’opposer aux travailleurs détachés et à des groupes comme Terra Fecundis. Hélas, Emmanuel Macron est plutôt très favorable à tout cela. Chacun doit réfléchir avant de choisir son président mondialiste. » Lucien Limousin, maire de Tarascon, explique quant à lui qu’il ne rencontre aucun problème à Tarascon avec cette population qui est « dans une recherche d’intégration et pas du tout dans une démarche de différenciation notable. » Des tensions existent pourtant régulièrement dans le centre-ville de Beaucaire impliquant des personnes sud-américaines et les autochtones. Enjeux de territoires ? Concurrence sur le marché du travail agricole ? Trafics divers ? Difficile à dire.
L’intégration grâce à Dios
De tensions et d’intégration, il en est aussi question dans les nombreuses églises sud-américaines et espagnoles qui se sont développées à Beaucaire dans le sillage de l’arrivée des travailleurs. Fervents chrétiens de toutes obédiences, les fidèles latinos peuvent évoquer en confiance ces thématiques au sein de différentes communautés religieuses.
En ce dernier samedi soir du mois de mars, tout le monde s’est mis sur son 31 pour venir chanter, parler de la parole de Dieu et prier. Ça sent le parfum et on s’embrasse comme du pain chaud. Arrivés à Beaucaire en 2012 après avoir vécu en Espagne, Patricio et Brenda, un couple de pasteurs originaires d’Équateur, ont les yeux qui brillent quand ils parlent de leur église A los pies del Rey, implantée dans plusieurs villes du Sud de l’Espagne et en Amérique latine. En 2015, ils décident de créer aussi une communauté à Beaucaire : « On a commencé à se réunir chez nous, dans notre appartement, raconte Patricio. On buvait du café, on parlait des problèmes de la vie, des jeunes, des histoires de couple ou encore de l’intégration. On se réunissait pour prier. »
Au début, une vingtaine de personnes assiste à ces réunions informelles et aujourd’hui, les fidèles sont de plus en plus nombreux aux offices. Ils ont donc besoin de plus de place. Après une demande de salle en 2017 au maire, refusée « au nom de la laïcité », un propriétaire les aide, leur loue une salle flambant neuve au beau milieu de la zone commerciale de Beaucaire à quelques encablures de McDo. Mi 2018, ils formalisent les choses en créant leur association A manos llenas, »à mains pleines » en espagnol. Pas de problème du côté des autorisations de la mairie : le propriétaire de la salle qu’ils louent aujourd’hui les a pris sous son aile et semble en très bons termes avec la municipalité. Les démarches sont lancées et l’association devrait être officiellement créée dans les semaines qui arrivent.
En attendant, avec des semaines de travail épuisantes à commencer très tôt le matin et à finir tard le soir, les fidèles se retrouvent là les samedis et dimanches soirs pour prier et chanter ensemble. Toutes les générations sont là, des bébés qui slaloment à quatre pattes entre les chaises en plastique, aux mamans, jusqu’aux plus âgés, en passant par l’ado qui joue sur son téléphone dans un coin. La première heure de l’office, c’est l’ambiance : avec la sono à fond et à grands renforts de trémolos, les présents chantent Gracias a Dios à tue-tête. Malgré quelques larsens, Brenda, micro en main devant son pupitre, mène la louange avec toute sa grâce. Tout le monde marque le rythme les yeux fermés, chante à gorge déployée et a les larmes aux yeux. Une fois la ferveur un peu retombée, les enfants vont dans la pièce à côté pour jouer et les commentaires sur la Bible sont ouverts. Des pasteurs venus d’Espagne viennent prêter main forte à ceux d’ici, soit de manière temporaire, soit en venant s’installer ici, comme ce couple venu de Murcia avec leurs quatre enfants.
Patricio et Brenda ne vivent pas de leur activité de pasteur : lui travaille aux raffineries de Fos-sur-Mer et elle, dans une entreprise d’emballage de fruits et légumes. « Mais même si on travaille toute la semaine, notre rôle ici, c’est d’aider les familles et les nouveaux arrivants avec la MSA, les papiers. C’est pour ça qu’on a commencé à apprendre le français, c’est très important », appuie Patricio en faisant rouler les r.
Au-delà de l’aspect purement religieux et des prières qui accompagnent chacune de leurs actions, leur mission est profondément sociale : visites aux malades de la communauté dans les hôpitaux des environs, aux prisonniers à la prison de Tarascon, ainsi qu’aux travailleurs dans les mas où ils vivent et travaillent… « Ils sont très isolés, ils n’ont souvent pas de voiture, c’est très difficile pour eux, décrit Brenda. Du coup, on va les voir directement sur place. » Des groupes de parole avec des femmes, des jeunes, des hommes sont mis en place. On y parle aussi bien d’intégration, des blessures du passé, de problèmes de couple que d’alcoolisme. « Finalement, c’est comme une grande famille », résume la pasteure avec un sourire rose vif.
Pour le moment, une seule Française vient assister au culte toutes les semaines. En venant sur l’invitation d’une amie sud-américaine qu’elle aidait pour ses démarches administratives, Isabelle est tombée sous le charme : « Pendant quelques années, je n’avais pas d’église, ma foi était un peu en berne. Mais avec eux, je me sens bien. Ils vivent leur foi dans leur vie quotidienne. » Pour Patricio, l’idéal serait que plus de Français viennent assister au culte avec eux. « Même si on doit manger du fromage avec de la salade et de la raclette ! Pas de souci, on le fera ! » continue Brenda dans un éclat de rire.
Hélène Servel
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