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Bernard Picon : En Camargue comme ailleurs, arrêter de penser séparément l’homme et la nature

Bernard Picon : En Camargue comme ailleurs, arrêter de penser séparément l’homme et la nature

“Les écolos détruisent la Camargue”. C’est un nouveau discours social disséqué dans la nouvelle édition de L’espace et le temps en Camargue. L’auteur, Bernard Picon, chercheur émérite au CNRS, analyse depuis 50 ans les discours camarguais. Aujourd’hui à la retraite, le sociologue constate les mêmes oppositions depuis plus d’un siècle. Il voit dans la séparation philosophique entre l’homme et la nature, un horizon à dépasser pour construire une gestion du territoire plus équilibrée.

L’espace et le temps en Camargue était en rupture. Alors, pour sa ré-impression, la quatrième en 45 ans – du jamais vu chez Actes Sud – Bernard Picon est sorti de sa retraite pour refaire un peu de terrain, quelques entretiens et constater que les fils rouges de son analyse sont toujours valides. Seul le sous-titre a changé : Histoire d’un delta face aux enjeux climatiques et une partie a été rajoutée.

Bernard a de la bouteille. Quand il est arrivé en 1975, les jeunes portaient encore des pattes d’eph et la Camargue jouissait d’une image de territoire  »naturel » et  »sauvage ». Un  »miracle » permis par les politiques d’aménagement du territoire. A l’Ouest du delta : le tourisme de masse et ses stations balnéaires, Port Camargue, le Grau-du-Roi, la Grande-Motte. A l’Est, de l’autre côté du grand Rhône : l’industrie pour Fos-sur-Mer et l’Étang-de-Berre. Le ministre de l’aménagement du territoire, Olivier Guichard, disait « à toute extension urbaine,à tout développement de zone industrielle doit correspondre la protection, la création d’une zone naturelle de détente ».

Pour Bernard, cette citation montre toute l’idéologie d’une époque. « Cette vision de l’aménagement du territoire, rigoureusement cartésienne et compensatrice, découpait les lieux en fonction des usages ». La Camargue devait donc rimer avec la nature la plus pure pour compenser un urbanisme qualifié d’inhumain par le ministre. « On ne protégeait pas la nature pour elle-même mais pour la détente des urbains ».

« Quand je parlais avec les naturalistes », se souvient Bernard Picon, « ils disaient être à la recherche des territoires les plus à l’abri de l’activité humaine pour pouvoir observer une nature non perturbée », se souvient-il. « Je leur répondais, dubitatif, que factuellement, la Camargue n’est plus  »naturelle » – au sens où son fonctionnement actuel est largement inféodé à l’action de l’homme ».

A savoir, depuis 1856, les endiguements successifs rendent le delta du Rhône dépendant de la gestion humaine de l’eau. 400 millions de mètres cubes d’eau douce sont versés tous les ans par la riziculture dans le delta pour dessaler les sols. Avant les digues, les inondations venaient adoucir le milieu sans avoir besoin de canaux ni de martellières. Avant le milieu du XIXe siècle, le Rhône changeait de lit, débordait, créait des bourrelets alluviaux, des marais doux. La mer aussi faisait ses embardées, par tempêtes hivernales, jusqu’au milieu de la Camargue. « Elle léchait le Vaccarès lors des coups de mer », recueille Bernard dans les textes anciens.

Du contrôle à l’accompagnement

On entend souvent dire que la Camargue a été figée par l’homme, que sa gestion est l’affaire des hommes, « c’est un peu exagéré », selon le sociologue. Il en veut pour preuve les territoires du Conservatoire du littoral achetés aux Salins du Midi dans lequel l’entretien des digues n’est volontairement plus assuré. « Dorénavant, avec le changement climatique et la remontée du niveau marin, on ne lutte plus contre la mer, on  »l’accompagne ». Cette politique de  »renaturation » du littoral et le délabrement des digues édifiées par les ancêtres des saliniers suscitent colère et incompréhension d’une population inquiète et éduquée dans l’idée de la maîtrise de la nature. »

Le débarquement des protecteurs

Dans la deuxième partie du XXe siècle s’installent les défenseurs de l’environnement : la Tour du Valat, le Parc naturel régional, le Conservatoire du littoral… Et pour défendre la Camargue, l’idée a été lancée en 1966 de la préserver des activités agricoles intensives et de l’industrie du sel, de limiter la chasse, d’interdire des accès etc…dans le cadre d’un parc national. « Ce sont deux conceptions du rapport homme/nature qui s’opposaient radicalement : maîtriser la nature pour produire ou la préserver pour compenser les pollutions voisines. Finalement, un moyen terme a été trouvé avec la création du parc naturel régional. »

Mais depuis, les oppositions de conception ne se sont pas dissoutes dans le Parc naturel régional, qui devait remplir la fonction d’un parlement de Camargue où la culture du compromis devait régner aux décisions. Le 13 octobre 2020, un procès opposait les avocats de la Tour du Valat et de la Ligue de protection des oiseaux (LPO) à quatre riziculteurs pour une affaire de rejet d’eaux polluées en pleine réserve naturelle, l’utilisation de pesticides interdits. L’occasion de répéter des discours rodés « Si nous n’étions pas là, la Camargue n’aurait pas cette biodiversité, sans nous la Camargue, c’est un désert salé », témoignait à la barre le président des riziculteurs, Bertrand Mazel pour mettre en valeur le rôle de l’activité humaine sur le nouvel équilibre de la biodiversité du Delta. Aujourd’hui, les acteurs des activités humaines se posent en défenseurs de la Camargue telle qu’on la connaît aujourd’hui et de sa biodiversité. Comme si le récit n’avait pas bougé, mais que l’histoire était racontée par d’autres personnes. Si le gestion de la  »nature » camarguaise était un conte Walt Disney, ceux qui étaient perçus comme les méchants hier revendiqueraient le rôle de gentils aujourd’hui.

Au début du XXe siècle, le poète félibre Joseph d’Arbaud écrivait à propos de la mise en valeur de la Camargue par les activités humaines.

“Si la barbarie qui à la porte heurte, voilà plus de sept cents ans,

passait enfin au large et respectait nos enfants.”

« Dans le camp des  »barbares » étaient les investisseurs économiques, l’industrie du sel, de la chimie ou des grands agriculteurs venus du “dehors”. Assiégé dans l’île de Camargue, le camp des “vrais”camarguais, félibres et gardians, vaillants protecteurs de la nature et des traditions. Aujourd’hui pour une certaine partie de la population, une inversion du discours s’est opérée, les investisseurs économiques barbares d’hier sont “dedans” et s’estiment agressés par les  »écolos » du dehors », constate Bernard Picon. L’exemple de la gestion des anciens salins par le conservatoire du littoral est souvent repris. « Ils sont fous ces écolos, ils laissent rentrer la mer », entend on sur le terrain de Salin-de-Giraud. Voilà, à grand traits, les grandes périodes et discours à chaque fois décrits, nuancés, et précisés dans l’ouvrage. Pour lui, depuis un siècle, « les postures demeurent. Même si les porte-paroles s’inversent, il s’agit toujours de cette obsédante culture binaire qui découpe le monde entre nature et culture, protecteurs et producteurs, qui bloque toute possibilité de dépasser la crise environnementale ».

Avec du recul Bernard s’amuse à comparer les oppositions des acteurs du territoire avec « une lutte des classes ». En Camargue, vous avez « d’un côté les autochtones, attachés à leur mode de vie, ruraux. De l’autre, les intellectuels positionnés comme défenseurs de l’environnement, citadins, bobos ». A Beauduc par exemple les interdits s’additionnent imposés par les défenseurs de l’environnement et le Parc de Camargue alors que le lieu représentait un espace de liberté et d’accès à la nature pour des lambdas. Dans l’opposition des visions, Bernard Picon voit « quasiment deux conceptions de la vie qui s’opposent, des groupes sociaux qui ne parlent pas la même langue ». En Camargue, on ne peut pas réellement parler de la culture du compromis.

Les oppositions culturelles

Voilà la nouveauté de l’édition 2020 de L’Espace et le temps en Camargue. Mais ce qui mobilise Bernard en ce moment, c’est cette conclusion philosophique de tout son travail : « il faut dépasser la division homme et nature, il faut accepter qu’il s’agit d’un tout ». A bas l’idée d’une nature qu’il faut préserver par poches « alors que quand tu fais tourner ta voiture, tu ajoutes des gaz à effet de serre et tu joues sur la montée de la mer et tu menaces la Camargue ». Pour le scientifique, tout est connecté. « Les Etats-Unis, c’est le pays qui pollue le plus par habitant mais c’est aussi celui dont les parc naturels sont les plus beaux. Donc ce n’est pas très utile de faire des beaux parcs, de préserver un endroit pour se permettre de polluer le reste. C’est partout, même en ville qu’il faut que l’idée de nature soit portée et respectée. » Alors comment faire avec les besoins polluants des hommes et femmes qui peuplent la planète ? « Une société humaine doit assumer ses besoins nécessaires, assumer la part de pollution qu’elle induit. Mais seulement se concentrer sur ceux-là, sans détruire une nature à laquelle il doit la vie et qui l’inclut. Il faut, par exemple, cesser de détruire nos besoins vitaux au nom de la sauvegarde des emplois. Parce qu’au nom de l’économie et de la sauvegarde des emplois, on peut encore continuer longtemps à construire des mines anti-personnelles ».

Eric Besatti

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