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Passe ton bac d’abord

Passe ton bac d’abord

De mémoire de Camarguais, il a toujours été question de construire un pont sur le Rhône pour désenclaver le village de Salin-de-Giraud. Mais entre protection contre l’affluence routière et touristique et le sentiment d’être prisonniers des aléas du bac, les Saliniers balancent. Côté politique, on se renvoie arguments et contre-arguments dans une partie de ping-pong qui s’éternise. Deux visions de la société s’affrontent sur cette question de la traversée du Rhône.

« Je n’avais pas 15 ans que déjà, on parlait du pont », raconte Dominique Espelly, entre deux parties de pétanque devant les arènes. Du haut de ses 65 ans, ce Salinier pur jus ne rajeunit pas le débat. Pour arriver au village, il n’y a que deux options, prendre la D35 et parcourir les 40 kilomètres qui le séparent d’Arles, ou via Port-Saint-Louis en effectuant 450 mètres de traversée du Rhône à l’aide du bac de Barcarin.

Si le statut quasi insulaire de Salin est exotique pour les visiteurs, les 2 400 habitants du village, rattaché à la commune d’Arles, sont néanmoins dépendants du bon fonctionnement de l’embarcation pour se rendre à Port-Saint-Louis, sur le golfe de Fos ou prendre la direction de Marseille. C’est-à-dire, pour aller voir un médecin spécialisé, faire leurs courses dans une grande surface ou tout simplement aller au travail, du côté des industries et du port de Fos-sur-mer. Ici, plus de la moitié des habitants traverse quotidiennement le Rhône pour aller travailler.

Sur le terrain de pétanque, c’est à qui envoie la meilleure : « Ce pont, c’est l’Arlésienne ! » Il faut dire que depuis 1970, l’idée d’un pont ne cesse d’être brandie puis abandonnée. En 1984, puis en 1991, le sujet devient un enjeu électoral avant de tomber dans l’oubli. En 2003, les habitants de Salin votent même un référendum, se prononçant en faveur de l’ouvrage. Le Conseil général, alors présidé par Jean-Noël Guérini, appuie la décision mais tout comme les précédentes, cette tentative échouera : les études lancées révéleront l’impossibilité de construire le pont à l’endroit même de l’actuel bac.

Relancé par Martine Vassal en 2017, le projet fait aujourd’hui son chemin à la faveur d’un consensus : Ville, Région et Département, unis sous une même couleur politique, la droite – même si Patrick de Carolis préfère se dire sans étiquette – semblent avoir la volonté d’aller jusqu’au bout du processus. « On y va pour le pont et le pont, on y arrivera », confirme le maire d’Arles. Le département annonce qu’un marché de maîtrise d’œuvre a été attribué en 2019. L’étude préliminaire est en phase de validation et une concertation devrait avoir lieu fin 2020, « avec des expositions publiques sur les commune d’Arles et de Port-Saint-Louis du Rhône », nous précise-t-on. En attendant, la situation reste floue, notamment du point de vue écologique, pendant que celle du bac se détériore.

Les collectivités en ont marre de payer
Depuis 1932, le service du bac de Barcarin, c’est pas moins de 140 traversées journalières. Aussi crucial soit son rôle pour les habitants du village, il cristallise nombre de tensions et de mécontentements. Les usagers tempêtent contre les retards, les pannes régulières, les arrêts pour ravitaillement et pire encore, les éventuels jours de grève. Les matelots eux, accusent un manque de moyens, une réduction d’effectif et surtout un dialogue extrêmement tendu avec leur direction. « Il y a une sale ambiance dans l’équipe et depuis quelques temps la direction favorise les contrats courts et des gens qui ne sont pas du coin, pour casser notre unité », atteste Argoub Ahmed, l’un des 32 matelots du bac, en poste depuis 25 ans et ancien délégué CGT.
Un capitaine explique en effet être en CDD depuis quatre ans, enchaînant mise en carence et remplacement : « Je termine tout juste le remplacement d’un type qui me remplaçait moi-même. »

En milieu d’après-midi, le bac quitte paisiblement le rivage avec la moitié d’une cargaison de voitures à son bord. L’embarcation peut en contenir une trentaine et la queue de véhicules s’allonge souvent aux heures de pointe ou pendant la période estivale. Sur le pont, Argoub encaisse les conducteurs et serre la mains aux habitués. Le matelot avoue que tout ne se passe pas toujours aussi bien : « Parfois les gens refusent de payer, et nous insultent ! » Si la traversée est gratuite pour les habitants de Salin et de Port-Saint-Louis, les quelques minutes de trajet coûtent pour le commun des mortels six euros par voiture, et dix pour les camions.

Car le bac a un prix : cinq millions d’euros de budget annuel, pour un million de recette. Et depuis 2020, la direction a perdu la totalité des financements alloués par la Région au budget de l’embarcation, c’est-à dire – 25% de celui-ci (soit 1,25 million d’euros sur cinq millions). Faut-il voir un lien entre ce désengagement et le projet de pont, fraîchement relancé ? D’autant plus qu’Alain Floutier, directeur du SMTDR (Syndicat mixte des traversées du delta du Rhône), fait partie du comité technique entourant le projet du pont, lancé par le Conseil général.

Le coût du bac revenant désormais quasiment à la seule charge du Département, pas étonnant que celui-ci nous explique vouloir « trouver une alternative au franchissement du Rhône économiquement moins pénalisante pour les collectivités ». Le budget du pont, lui, a été annoncé aux alentours de 40 millions d’euros (un investissement théoriquement rentabilisé en dix ans), avec une construction censée débuter en 2028, pour une durée de trois ans. « Le bac a encore de beaux jours devant lui ! », conclut Argoub Ahmed.

La mort de l’environnement Camarguais ?
« Jusqu’en 2011, le maintien du bac de Barcarin était inscrit dans la charte du Parc naturel régional de Camargue », rappelle Nicolas Koukas (PCF), élu d’opposition du groupe le Parti des Arlésiens. Il estime le projet de pont trop flou pour se positionner. La Tour du Valat, qui œuvre pour la conservation des zones humides méditerranéennes, s’interroge : « On se dirige vers une montée des eaux certaine. Salin, comme Port-Saint-Louis, est en dessous du niveau de la mer, martèle Jean Jalbert, le directeur de la structure. Pourquoi ne pas essayer d’avoir une gestion anticipative de cette crise ? » Dans une lettre envoyée à Martine Vassal en 2018, il montre son inquiétude et rappelle aussi que le bac est un outil qui fait ses preuves ailleurs, sur la Loire ou sur le Rhin. Pourquoi ne pas s’en inspirer ? S’il a bien reçu un accusé de réception, la Tour du Valat ne fait pour le moment pas partie de la consultation autour du projet.

« Ils n’ont rien trouvé de mieux que de foutre en l’air la Camargue ! », peste de son côté Andrée Reversat. De l’avis de cette ancienne d’EELV, qui continue à militer du haut de ses 80 ans, la situation est simple : la Camargue est la plus grande zone humide d’Europe, c’est un sanctuaire et on n’y touche pas. Salin est une porte d’entrée sur le Parc naturel régional, jusqu’à présent préservé par la barrière naturelle du Rhône. Sur l’autre rive, on trouve dans un rayon assez proche le port industriel de Fos-sur-mer ou encore la zone logistique de Saint-Martin de Crau, la plus vaste du Sud de la France. « Un pont, ça serait la porte ouverte aux camions », conçoit de façon plus tempérée Cyril Girard, élu d’opposition et proche de l’association Nacicca (Nature et citoyenneté Crau Camargue Alpilles).

Le Département argue qu’une « étude de circulation réalisée démontre que le pont n’augmentera pas le flux de véhicules à l’intérieur de la Camargue et donc dans le périmètre du Parc naturel régional de Camargue ».  Jean Jalbert, de la Tour du Valat, cite l’exemple du pont de l’île de Ré. Conçu avec un péage pour réguler le trafic, celui-ci n’a empêché ni la fréquentation d’exploser ni le prix du foncier de bondir ni les promoteurs immobiliers d’enfreindre, avec plus ou moins de mesure, les règles fixées par les différents plans d’urbanisme.

Salin, c’était les corons
En 50 ans de débat, la situation du village a, elle aussi, évoluée. La Compagnie des Salins du Midi, qui embauchait plus de 1000 personnes à son heure de gloire, n’a, à son actif, plus qu’une cinquantaine de salariés sur le site de Salin-de-Giraud. L’autre potentiel recruteur, Imerys, compte à peine plus d’une centaine d’employés. Cette usine de chimie exploite le site autrefois occupé par Solvay : l’entreprise qui fit construire, à la fin du XIXe siècle, les fameuses rangées de maisons ouvrières en briques rouges, donnant au village le surnom de corons du Sud.

En 2017, Salin encaisse un nouveau coup dur : la plage de Piémanson, qui accueillait autrefois nombre de caravanes estivales, se voit interdite au camping sauvage : « On a perdu une économie importante, même si c’est bien pour les sternes et le cordon dunaire », témoignait un élu de l’époque dans un article du 10 février 2017 de La Provence. Andrée Reversat s’interroge : « Pourquoi ne pas favoriser la culture de crevettes ou d’algues ? Ces activités sont vertes et peuvent être extrêmement lucratives ». Eva Cardini, l’élue à Salin, parle de développer en priorité l’offre touristique de la ville. Au programme, prolongement de la Via Rhôna et paillotes sur la plage de Piémanson. « Le bac freine d’éventuelles installations de nouveaux Saliniers », note La Provence pour résumer la pensée de l’élue, dans un article daté du 19 septembre dernier. « Le bac n’a jamais empêché les touristes de venir », souligne Cyril Girard, conseiller municipal d’opposition Changeons d’avenir, opposé au projet.

Le village est pourtant en perte de vitesse, avec une population vieillissante. De quoi créer le ras-le-bol d’un argumentaire écolo aux restrictions évidentes, et rendre l’idée d’un pont attrayante. Pour autant, la lassitude se fait sentir : « Nous avons toujours été les oubliés de la commune », soupire Dominique Espelly sur son terrain de pétanque. Pour lui, le pont reste une éternelle promesse électorale jamais tenue. Nicolas Koukas met en garde : « Dans six mois, ce sont les départementales. Et il se pourrait bien que la Région et le Département changent d’étiquette politique. » Et que le projet de pont tombe une nouvelle fois aux oubliettes ? Un serpent de mer, qui se mord la queue.

Soizic Pineau

 

les Suites : La Région quitte le bac
Mise à jour du dossier le 15 décembre 2020

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