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Dans l’arrière boutique de l’édifice Capitani-Nyssen

Dans l’arrière boutique de l’édifice Capitani-Nyssen

Il est toujours en train de faire des travaux, trouve deux idées à la minute. Jean-Paul Capitani pense vite et parle sans détour, quitte à afficher ses désaccords. A 73 ans, pas question pour lui de prendre sa retraite. Depuis que sa femme Françoise Nyssen est devenue ministre de la culture, il assume la présidence du directoire d’Actes Sud. Entre les maisons d’éditions, les librairies et ses sociétés immobilières, il dirige en tout vingt-quatre entreprises. Solidement implanté dans la ville avec son empire immobilier, il utilise son influence pour dessiner ses projets, avec une méthode bien à lui.

Au printemps, un article publié dans The Art Newpaper Daily lance une info exclusive : “Une autre tour à Arles”. Un article comme un tremblement de terre place du Forum. Cette tour, portée par Jean-Paul Capitani, se construirait à la Croisière, dans l’espace remis au goût du jour par les Rencontres de la photo et le Chiringuito depuis l’été 2017. Une tour en bois, avec une auberge de jeunesse accessible « parce qu’à Arles, si on fait que des hôtels 4 ou 5 étoiles, au bout d’un moment on va tourner en rond », explique-t-il dans le journal spécialisé culture. « C’est une provocation face à la tour de Maja Hoffmann (de la fondation Luma ndlr), ça ne peut pas être autre chose. », lance un élu, puis deux. L’idée, c’est de « faire un geste architectural ». Une tour en forme de bras d’honneur ?

C’est que cet article n’arrive pas dans un contexte neutre. Il tombe à la fin d’un processus où Maja et Jean-Paul n’ont pas réussi à se mettre d’accord. Au début de l’histoire était la vente des Ateliers SNCF par la Région, fin 2013. Maja Hoffmann et sa fondation Luma rachètent tous les bâtiments. Enfin, pas exactement. Tout, sauf un atelier tout au fond derrière la Grande halle : le Magasin électrique (carte page 13). Et c’est la SCI des Ateliers de Jean-Paul Capitani qui s’en porte acquéreuse. C’est ainsi que deux des principaux acteurs culturels principaux de la ville étaient condamnés à s’entendre. L’année dernière, sur le marché d’Arles, un samedi matin d’un doux mois de mai, pendant que Françoise fêtait, caméras au cul, sa glorieuse nomination, Jean-Paul expliquait un peu à part à l’Arlésienne comment se portait la co-propriété des Ateliers. « Il y a 10 ans, on comptait y déménager les éditions mais maintenant, l’idée est différente. » Il révèle qu’il comptait installer des cinémas chez lui, mais que le temps était à « la réflexion » avec la Luma et qu’en bonne intelligence, ils allaient collaborer « avec Maja pour son projet de tour et de tambour, là… » et installer les salles dans les bâtiments de la Suissesse. Ce que vient confirmer un article du journal Le Monde au titre sans équivoque : « Un projet de cinémas entre Actes Sud et Luma. »

L’avenir du parc des Ateliers et son environnement proche. Tous les bâtiments du parc sont propriété de la Luma (usufruit de la Grande halle via un bail emphytéotique avec la Région jusqu’en 2044), sauf le Magasin électrique (Actes Sud). Image de synthèse d’illustration : fonds de dotations Luma Arles. Légendes ajoutées par la rédaction.

Mais patatras, la vérité d’hier n’est plus celle d’aujourd’hui et les plans pour les Ateliers sont tombés à l’eau. « Je pourrais y faire un truc qui me plairait beaucoup, mais qui va emmerder Maja Hoffmann. Je n’ai pas vocation à emmerder Maja Hoffmann, donc je ne le fais pas. » Aujourd’hui, tout porte à penser que Maja va racheter à Jean-Paul le Magasin électrique qu’il avait acquis pour 800 000 euros. Mais quand et sous quelles conditions ? Va-t-il chercher à faire une plus-value ?

C’est moi qui ai la plus belle
Jean-Paul Capitani revendique la légitimité de celui qui était là avant dans le projet. Un projet qui mêlait six salles de cinéma avec les Films du soleil, de la musique avec la salle de concert le Cargo de nuit et le label Pias, rappelle-t-il. Finalement le projet se reconfigure avec le rachat pour le projet de la Fondation Luma. « Maja voit ça et elle me dit : « mais enfin tu te rends compte, tu vas faire toutes les choses intéressantes et moi il me restera plus que des choses emmerdantes ! Je suis pas d’accord et en plus t’as pas de parking ! » Donc elle va voir la Mairie, elle leur dit : « il a pas de parking, sans parking il ne peut pas faire le truc ». Je leur dis : « vous vous foutez de ma gueule, des parkings, d’abord j’ai des bouts de terrain, je peux mettre des parkings là-dessus et des parkings il y en a à côté donc vous pouvez pas m’interdire de faire ça ». Maja me dit bon : « on peut prendre le problème autrement ». Qu’on ferait les salles de cinéma à côté de la tour, on entrerait dans les cinémas par la tour et comme ça, ça serait bien pour moi. » Sauf qu’ensuite, le projet de collaboration pour les cinémas évoqué l’an passé s’étiole. « Au bout d’un certain temps, elle me dit : « mais j’ai pas la place pour faire six salles de cinéma, je peux en faire maximum cinq ». Quelques mois après : cinq on y arrive pas, quatre. Puis trois et allez, on en fait deux. Je lui dis : « non, écoute Maja, deux salles de cinéma, c’est trois salariés, c’est une économie de misère, on ne peut pas gagner sa vie en faisant une économie pareille ». Elle a choisi de faire qu’une grande salle de concert pour la danse. Donc je me retrouve comme un con avec mes halles en bas, qu’est-ce que je fais ? ».

C’est ainsi que Jean-Paul déplace son idée dans une tour à la Croisière quelques centaines de mètres en amont de la tour de Maja Hoffmann dessinée par Franck Ghery. Il prévoit d’y installer les cinémas, un restaurant, un lieu de vente de produits bio, une auberge de jeunesse… Avec l’architecte Patrick Bouchain, il dessine un projet d’une tour en bois avec une cour intérieure, travaillée esthétiquement pour répondre à sa voisine romaine, la tour des Mourgues. Un projet ambitieux de 18 mètres. Pour justifier la hauteur, Jean-Paul Capitani argue que certains bâtiments, derrière chez lui montent aussi à 18 mètres, sans parler de « de Maja Hoffmann qui monte bien plus haut ». Même si, depuis la dernière modification du secteur sauvegardé, les lois d’urbanisme limitent les constructions à sept mètres. Et quand le projet fuite par « un couillon qui s’est empressé d’écrire ça », il regrette que l’idée soit perçue sur le thème : « il va pas faire un truc pareil, il se croit tout permis à Arles ! » Effectivement, les bruits et les articles du Canard Enchaîné courent sur ses largesses administratives. Résultat ? Devant les avis hostiles, Capitani est obligé de reculer : « Putain ça va, on fait pas de tour ! », répète-t-il, un brin dégoûté de l’ambiance de « malveillance » dont il serait victime. Alors comme « je suis imaginatif, si je ne peux pas monter, je me suis dit, je peux peut-être descendre. Je sais que ce lieu est une ancienne carrière, donc on peut y faire des cinémas enterrés. Donc ça, c’est encore une idée ». Fataliste, il anticipe déjà la résonance de son idée sur l’espace public. « Alors après, vous allez écrire : “Jean-Paul il va faire un trou…”, souffle-t-il anticipant les prochaines réactions négatives. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise… »

En face de la tour des Mourgues, Jean-Paul Capitani imagine un futur complexe abritant des cinémas, une auberge de jeunesse, un restaurant et un lieu de vente de produits bio.

“Jean-Paul fait son cinéma” agace la mairie
Jean-Paul Capitani est de ceux qui font la ville. Dans l’espace public, il faut savoir user d’influence et de stratégie. « En 1996, un opérateur voulait installer un multiplexe sur l’emplacement de l’actuel collège Frédéric Mistral », se souvient David Grzyb, jeune adjoint de la majorité Vauzelle à l’époque, aujourd’hui conseiller municipal délégué à l’urbanisme. Et alors ? Jean-Paul Capitani va voir Michel Vauzelle « et le décourage d’accepter en mettant dans la balance les emplois d’Actes Sud ». A ce moment-là, Jean-Paul Capitani argumente et vient en mairie, escorté d’un architecte. « Il dit stop parce qu’il disait avoir un projet. Il déroule les plans d’un cinéma à la Croisière », se souvient Christian Mourisard, l’élu au patrimoine. Au final, vingt ans plus tard, les Arlésiens vont toujours à Nîmes ou Avignon pour trouver des grandes salles de cinéma…

Rebelote en 2014, même principe quand, Patrick Chauvin, le premier adjoint, arrive avec des investisseurs intéressés pour installer un cinéma multiplexe sur la zone à construire des Minimes à côté des Ateliers, route de Pont de Crau (voir carte plus haut). « Cette fois-ci, il a fait jouer un gros atout de sa manche, dévoile David Grzyb, puisque c’est Mustapha Bouhayati, directeur de la Fondation Luma, qui a écrit au maire d’Arles pour dire : “nous, on va le faire le cinéma avec Jean-Paul Capitani”. Voilà c’était en 2014, on est en 2018… » Et qu’est-il advenu de l’idée de partenariat avec la Luma ? Vous le savez déjà depuis trois paragraphes. Une impasse. Jean-Paul et Maja n’ont pas trouvé de terrain d’entente.

Alors quand on lui rapporte les analyses des élus, sur l’usage de son influence pour garder la main sur les projets de cinéma à Arles, M. Capitani hausse d’un ton : « Écoutez, moi je suis né ici, j’ai pas l’intention de partir à cause d’eux et je pense qu’ils partiront avant moi. Ils ne m’ont jamais proposé de participer. »

Le mépris des institutions ?
M’enfin, cette façon de parler, ça en dit long sur la qualité des relations entretenues avec les élus ? « Elles ne sont pas mauvaises, c’est une relation factuelle. Quand je discute avec un banquier, c’est un mec avec une fonction, pour moi ce n’est pas un être humain. J’ai besoin de fonctionner, je fonctionne avec lui et je le traite honnêtement et s’il me traite honnêtement, ça va bien. S’ils n’ont pas de vision, moi je leur dis qu’ils ont une vision de merde. » Jean-Paul Capitani, un impertinent faisant face aux conséquences.

Voilà qui a le mérite d’être clair. Mais même s’il se défend d’être positionné dans la vie politique de la ville, il ne cache pas ses avis sur les affaires publiques. Quand il entend parler d’un projet de casino et d’hôtel de luxe sur les quais de Trinquetaille, il n’hésite pas à dire ce qu’il en pense. « Ils vont faire ce qu’on appelle bétonner un front de Rhône, la plus belle vue de la ville d’Arles. Non mais vous vous dites, non mais je rêve. Qui va venir à un casino à Arles ? Alors que la moitié de la population paye pas d’impôts. »

Posé dans ses bureaux du Méjan, Jean-Paul croit davantage en « l’initiative privée » pour la destinée d’une ville et de façon générale. Il prend exemple sur la collection Domaine du possible des éditions Actes Sud qui présente des initiatives qui “changent le monde” : « Si on attend d’avoir les subventions ou d’autres choses, on va attendre longtemps. Du coup, vous commencez à faire ce que vous croyez intelligent et vous le mettez en pratique. Pour ce lieu ici (le Méjan, ndlr), c’est moi qui l’ai aménagé, l’église c’est moi qui l’ai achetée, ils ne m’ont pas prêté un centime. » Ah bon ?

Le Méjan, le plus public des équipements privés
Alors, Jean-Paul Capitani serait-il ingrat ? S’il n’affirme rien devoir à la Mairie et considère les collectivités comme un outil, son sens politique a permis les soutiens de tous les partis depuis plus de 30 ans. Il était en même temps proche du maire RPR Jean-Pierre Camoin dans les années 80 et du socialiste Michel Vauzelle, qui prendra la Mairie en 1995 avant de prendre la présidence de la Région pour plus de dix-sept ans jusqu’en 2015. L’église dont Jean-Paul Capitani revendique l’achat et l’aménagement sans aucune aide, c’est la chapelle du Méjan. Il s’est porté acquéreur en 1985 et elle accueille aujourd’hui le lieu des activités musicales et de lectures d’Actes Sud. Euh pardon, de l’association du Méjan, fondée par Jean-Paul Capitani et Françoise Nyssen et présidée aujourd’hui par Michel Rostain. Et cette association ne manque pas de subventions. 74 000€ votés par la Ville cette année, ce qui en fait une des associations culturelles les plus soutenues de la commune. Sans parler des autres collectivités, le tout depuis plus de 20 ans. Prenons 2007 par exemple, 160 000€ de la Région, 67 000€ du Département, 73 700€ de la Ville et 31 000€ de la Drac, le ministère de la Culture en région. Côté privé, cette année-là, les éditions Actes Sud mécénaient l’association à hauteur de 30 000€. L’astuce, c’est que l’association du Méjan dont il se définit comme « le patron » paye un loyer pour l’occupation de la chapelle du Méjan à la SCI Saint-Martin, dont le gérant est un certain… Jean-Paul Capitani associé à une certaine Françoise Nyssen. Rien d’illégal non, mais… Indirectement, les loyers versés ont pu participer d’une manière non négligeable au remboursement de l’achat ou à la restauration de l’église.

Alors, quand on questionne le principal intéressé sur l’importance des subventions municipales dans le modèle du Méjan, il arrondit la somme bien en dessous et parle de « 60 000€ par an » et ajoute « il y a des gens qui vont croire qu’Actes Sud doit des choses à la Mairie. Mais c’est scandaleux ! Le plus gros mécène de l’association du Méjan, c’est Actes Sud avec une subvention qui oscille entre 100 000 et 160 000 euros par an sur un budget entre 400 000 et 500 000 euros. »

Le Méjan, c’est un fonctionnement hybride : privé sur une majorité de fonds publics. Et ça en jette. La chapelle est mise à disposition au feeling pour des associations comme Arles en transition ou pour des réunions d’information sur la pollution de l’usine de Tarascon par exemple. Certains concerts de fin d’année du Conservatoire du pays d’Arles s’y déroulent. Côté programmation, l’association produit des événements comme Lectures en Arles (sic), Jazz in Arles, des expositions… Les grands noms de la musique classique, de la peinture, de la photo viennent à Arles « pour Jean-Paul et Françoise. En tout cas, c’est Jean-Paul qui est derrière tout ça et qui ne se met jamais en avant. C’est quelqu’un qui se bat pour les artistes », dévoile Nathalie Basson, la coordinatrice de l’association le Méjan depuis 24 ans. C’est Actes Sud et son « image de qualité au niveau artistique, de renommée internationale » qui attirent vers le Méjan. « Ce qui est chouette, c’est qu’ils ont tissé des réseaux depuis plus de 30 ans. Un public mais aussi des artistes. Pour Arles, pour Actes Sud, pour Jean-Paul Capitani, les artistes sont d’accord pour jouer le jeu et partager leurs passions aux Arlésiens », développe la coordinatrice, passionnée par le projet global et conquise par une « personne exceptionnelle, pleine de projets et de talent ». Pour les expositions, elles sont souvent en lien avec des livres édités chez Actes Sud. L’association sert le réseau de Jean-Paul et Françoise et inversement. De quoi faire jaser en ville. « Les subventions financent les spectacles. Les spectateurs viennent, mangent dans le restaurant du Méjan, achètent leurs livres dans leur librairie », commente un observateur arlésien. Il est vrai qu’une telle efficacité, une telle intelligence économique, une telle complémentarité entre les entités de l’écosystème Capitani-Nyssen ont de quoi attiser jalousies, commentaires et curiosités. Le principal intéressé fronde « même si un jour la Mairie coupe son budget, eh ben on fera toujours ce qu’on veut, et on continuera à faire de la culture à Arles, et on ne doit rien à personne. »

La chapelle du Méjan appartenant à Jean-Paul Capitani et Françoise Nyssen reçoit un loyer de l’association du Méjan récipiendaire de subventions publiques.

La revanche de l’immigré
Si Jean-Paul Capitani revendique son indépendance, c’est qu’il a les moyens de le faire. Quand il vient au monde, ce sont trois générations qui se sont déjà crevé la paillasse en France. C’est l’arrière grand-mère qui arrive d’Italie la première. Seule, en pionnière, pour apporter une pitance à son mari et à ses enfants, restés dans un pays qui crie famine. Elle est embauchée comme nourrice pour le fils du capitaine des Zouaves dont le régiment était installé à Arles. Quelque temps plus tard, elle obtient de son patron que sa famille puisse la rejoindre. Le père de famille est embauché aux briquetteries pour s’occuper des fiches de paie et s’enrichit petit à petit, à forces de menues économies. Plus tard, son fils aîné, le grand-père de Jean-Paul, se lance dans l’agriculture avec sa femme qui a la fibre commerçante. Un personnage central dans la culture familiale. Très économe, c’est elle qui tenait les comptes. À la génération suivante, le père, éleveur de brebis en Camargue, se marie avec la fille d’un collecteur de lait de l’Aveyron. Ce mariage heureux l’amène à hériter de la Solami, la laiterie des bords du Rhône qui récupère le lait des troupeaux environnants pour le compte des caves Roquefort.

Souvent, quand les Arlésiens parlent des Capitani, c’est pour dire qu’ils possèdent la moitié de la ville. Et pour cause, petit à petit, le couple des grands-parents acquiert plusieurs propriétés à Arles et aux alentours : le mas des Boeufs à Barriol, le mas des Minimes, un morceau du mas de la Volpelière… Et pour Jean-Paul Capitani, s’il y a bien quelque chose qui n’a pas changé depuis cette époque, c’est que, quand des immigrés réussissent, ça énerve. « Mon grand-père et ma grand-mère ont recommencé à faire leur petite pelote, et ça, ça fait chier le monde, parce qu’il y a des gens qui travaillent et qui gagnent du pognon, ça les emmerde. Ils ont rien volé à personne, ils ont travaillé comme des malades, ils ont réussi à faire leur truc. » C’est d’ailleurs dans les locaux de la laiterie qui symbolisent la réussite d’une lignée de plusieurs générations d’immigrés que Jean-Paul choisit d’installer sa librairie, son cinéma et sa maison d’éditions. Que ça plaise ou non. « Quand on voit des gens qui font des choses, les gens se disent, « c’est des enfoirés », « ils se croient tout permis ». Mais nom de dieu, on a quand même le droit d’entreprendre des trucs ! Si je décide de faire des cinémas alors que je suis paysan en Camargue, et alors ? ça dérange quelqu’un ? »

La genèse du Méjan
Mais comment Jean-Paul, d’une activité agricole, s’est-il lancé dans une activité si différente pour devenir un opérateur culturel total ? « A l’époque, j’étais paysan, je m’embêtais un peu, donc je me suis dit je vais faire une librairie, un cinéma et un restaurant », raconte-t-il. Pourtant, une autre version contredit celle de l’autoproclamé self-made man. L’envie était celle d’un groupe de “militants culturels” à la fin des années 1970, réuni dans la promo d’une formation arlésienne d’où sortait des directeurs de centres culturels. Ces utopistes tendance coco en manque de cinéma d’auteur créent une association, organisent des projections dans les salles et montent un festival pour faire venir des bobines espagnoles, allemandes… Puis vient l’idée de passer à la vitesse supérieure et de créer un complexe culturel avec des salles de cinéma, une restauration légère et une librairie. Le tout sous forme de coopérative culturelle. « Quand on cherche un lieu à Arles, on a de grandes chances de tomber sur Jean-Paul Capitani », se souvient Bernard Pottier, l’un des aventuriers. Ils rencontrent Jean-Paul au gré des prospections immobilières. Il veut en être mais impose de garder quelques locaux dans l’ensemble pour « mettre ses boutiques », se souvient Bernard. Il devient un des sept coopérateurs de l’entreprise qui s’installent dans les murs de l’ancienne laiterie dont il est propriétaire depuis le mariage d’un de ses aïeux. En 1981, la coopérative Animation et diffusion des activités cinématographiques, ouvre le cinéma le Passage et son petit restaurant. Au quotidien, Jean-Paul traîne son flair dans les couloirs. Un beau jour où le soleil avait rendez-vous avec l’histoire, Jacky Monteillard, un des sociétaires, demande à Bernard s’il veut l’accompagner pour aller voir un éditeur installé à Paradou – un certain Hubert Nyssen – pour lui présenter un manuscrit. Bernard débordé refuse, mais Jean-Paul, toujours partant, le suit. C’est ce jour-là qu’il fait la connaissance de la belle Françoise et de son père. « A ce moment-là, je rencontrais des gens qui étaient susceptibles d’ouvrir une librairie », raconte aujourd’hui Jean-Paul Capitani, qui trouve là un nouvel acteur « avec la capacité intellectuelle de s’affranchir d’une gestion de libraire esclave, qui vendent des livres pour rembourser leur dette et qui font ça toute leur vie ». L’année suivante, en 1982, la librairie Actes Sud s’installait à côté du cinéma et du restaurant. Les fondations du Méjan tel qu’on le connaît aujourd’hui sont posées.

Les années passent et la Scop est à l’équilibre. 1985 arrive et le vent tourne. La tendance est revenue aux grandes salles et le magnétoscope fait son apparition. À la même période, le cinéma Fémina est créé. La fréquentation baisse. L’entreprise croule sous les dettes en raison d’un lourd loyer payé au propriétaire et du remboursement de l’emprunt bancaire pour l’achat des fauteuils, des cabines de projection et l’aménagement. C’en est trop pour le modèle économique des utopistes. Arrive alors la liquidation judiciaire et le sens des affaires de Jean-Paul parle. Il rachète tout le matériel de projection aux enchères pour un montant ridicule et monte son cinéma. C’est ainsi qu’aujourd’hui, le complexe culturel s’élève fièrement sur les bords du Rhône. « Voilà, j’ai transformé un lieu existant, j’ai pas acheté un truc pour faire une marge bénéficiaire, j’ai pris le risque de créer une activité que je trouve intéressante par rapport à la ville et par rapport à mes intérêts personnels », explique Jean-Paul Capitani, pour faire comprendre sa démarche globale. « Je ne suis pas un agent immobilier », insiste t-il. Effectivement, au-delà de la méthode, le Méjan est l’un des phares de l’attractivité culturelle arlésienne.

Des conditions de travail à l’ancienne
Dans un empire comme celui de Capitani-Nyssen et enfants, les ambitions sont humanistes. On prône l’ouverture sur le monde et l’épanouissement par la pensée. Toutes les valeurs que revendique Actes Sud. D’ailleurs, au départ, les éditions sont un pur investissement à perte. Pour la beauté du geste et de la littérature. Qui aurait parié sur un petit éditeur installé en province alors que dans le sérail, tout se passe à la capitale ? Pourtant, pour Hubert Nyssen, l’idée de s’appuyer sur les libraires indépendants est dans l’ADN de la maison et dans la continuité de la loi Jack Lang – par ailleurs ami personnel d’Hubert – en 1981 qui leur garantit des protections contre les grands commerces. Et puis, pour Nyssen père, cette librairie est comme «un cadeau aux Arlésiens», même si ça ne rapporte pas un kopeck – juste des Berberova.

Dans un premier temps, la petite boîte fonctionne avec une dizaine d’employés tout au plus. Mais depuis le premier ouvrage paru en 1978, La Campagne inventée, de Michel Marié et Jean Viard, l’entreprise s’agrandit au gré des vagues de moissons de prix littéraires. Avec les premiers prix Goncourt dans les années 1990, la structure passe à un modèle de gouvernance digne de celui d’une grande entreprise. Les salaires n’évoluent pas et les employés se sentent un peu laissés-pour-compte. « Quand on devient une grande entreprise, il y a un certain nombre de choses et de dispositifs à respecter, comme les négociations annuelles obligatoires sur le salaire, un CHSCT – Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, ndlr) et ce n’était pas le cas » raconte Fabienne Bessonnard, la seule personne qui ait accepté de témoigner à visage découvert. Pas évident dans un secteur de niche comme celui de l’édition et a fortiori dans une ville comme Arles où tout se sait très vite.

Réceptionnaire des colis de livres à Actes Sud entre 1997 et 2009, Fabienne touche un salaire à peine au-dessus du Smic. Au bout d’un an, son contrat se transforme en CDI mais son salaire reste inchangé. Commence alors une longue bataille pour obtenir l’amélioration des conditions salariales. « À chaque fois qu’on demandait une augmentation, la direction nous disait qu’il y avait une file de candidatures très importante et que si on n’était pas content, ben on pouvait aller voir si l’herbe était plus verte ailleurs, se souvient-elle. On n’avait pas de reconnaissance de notre travail. »

À l’intérieur des équipes, la répartition et les grilles de salaires ne sont pas claires et « à compétences et à qualifications égales, les gens n’étaient pas payés de la même manière, déplore Fabienne. De toute façon, à cette époque, la politique de Françoise Nyssen, c’était “diviser pour mieux régner. » D’abord individuel, ce combat devient de plus en plus collectif. Au début des années 2000, quatre personnes décident de se tourner vers un syndicat pour défendre leurs droits. C’est ainsi que naît un syndicat CGT-Actes Sud.

Plus tard, dans les années 2010, l’entreprise grandit encore avec l’obtention de nombreux prix prestigieux et des ouvrages à succès. A ce moment-là, le combat sur les salaires est toujours d’actualité mais rares sont ceux qui osent faire remonter leurs revendications. Peur de risquer sa place, crainte des retombées sociales… Et de fait, les salariés revendiquent très peu. Pour Brandon*, un ancien employé préférant témoigner anonymement, « les personnes un peu plus discrètes étaient payées au ras des pâquerettes ». Et ses anciens collègues de confirmer : « En gros, c’est : on travaille dans la culture, on a une place à Actes Sud, on peut s’estimer heureux et donc on ferme notre gueule. » Pas étonnant dans une maison d’éditions à la réputation nationale et internationale.

Tutoiement et bienveillance
Dans la “maison”, l’ambiance y est à la bonne franquette et plutôt sympathique : tout le monde s’y tutoie, c’est la règle, même avec Jean-Paul . « Il est toujours là, on le voit tout le temps dans les locaux, on boit des cafés avec lui. C’est pas du tout du genre à juste ramasser les sous à la fin du mois, reconnaissent des salariés anonymes. Il y a une relation d’affect dans cette boîte, ça c’est sûr et puis il y a un attachement de passion de nos métiers. »

D’ailleurs, à la direction, on a l’habitude d’évoquer l’entreprise en parlant de “la grande famille d’Actes Sud”. « Jean-Paul et Françoise aiment bien faire genre, oui nous on est proche de nos employés, une entreprise humaine, humaniste… » raconte Fabienne, un peu aigrie. Et un autre employé reconnaît aussi que « c’est plus compliqué d’attaquer quelqu’un que tu croises tous les jours quand tu prends ton café, il y a forcément une proximité qui se crée ». L’expérience de Brandon, rentré dans “la maison” au début des années 2000, abonde aussi dans ce sens : « j’ai été embauché avec un échelon très très faible et avec le salaire qui va avec. C’est-à-dire à peine au-dessus du Smic. Ils m’avaient dit, c’est la première année, t’affole pas, on va te remettre à niveau, bon mais évidemment, ça s’est pas passé comme ça. » Ce n’est qu’au bout de trois ans de négociations, « de galères et avec beaucoup de difficultés » que les remises à niveau de salaires sont effectives « pour disons, les trois-quarts des salariés mais pas pour la totalité. »

Héritage et continuité
Des locaux sinueux des éditions de la place Nina Berberova aux bâtiments en bois de l’école du Domaine du possible, les principes de gestion restent les mêmes. A l’école, la famille est aux manettes : son conseil d’administration est composé du père, de trois de ses filles, de Françoise Nyssen (à l’époque où elle n’était pas encore ministre), des quatre co-fondateurs de l’école et pédagogues Steiner et de Patrick Bouchain, l’architecte des bâtiments, les seuls estrangers à la famille.

En ce moment, c’est Anne-Sylvie Bameule, une des filles de Capitani, qui assure la direction tournante de l’école qu’elle partage avec deux de ses soeurs. Jeune quadra aux yeux rieurs, elle a les onomatopées faciles et la langue bien pendue. Après un passage de quelques années au service d’information du gouvernement et un détour au musée du quai Branly, elle rejoint les éditions. Aujourd’hui, elle est aussi la responsable partenariats d’Actes Sud parmi lesquels le quai Branly, HSBC et Hermès pour n’en citer que quelques-uns. Elle est à la tête du département “Art nature et société” et cette année, elle fête ses dix ans dans la maison. En 2014, elle participe à la création de la collection Domaine du possible pour valoriser « les gens qui prennent des chemins de traverse et qui ont réussi à changer les choses ». L’ambition ? Trouver un écho au projet de l’école alternative pensée par Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani, encore à l’état de réflexion à l’époque.

Anne-Sylvie Bameule, fille de Jean-Paul Capitani dans son bureau des locaux d’Actes Sud au Méjan. Elle dirige le département « Art, nature et société » et l’école du Domaine du possible.

Une école différente
L’élément déclencheur de l’école du Domaine du possible est le décès de leur plus jeune fils, Antoine, qui se donne la mort en 2012. L’école se donne pour ambition de permettre à chaque enfant de s’épanouir avec sa singularité et ses particularités, sans leur imposer un cadre unique, source de la souffrance qu’a subie Antoine à l’école. Ambitieux, le projet est profondément ancré dans le cœur de Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani et se veut complémentaire de l’école publique. Pour lancer l’aventure, ils s’entourent d’anciens professeurs d’Antoine et d’une équipe pédagogique. Jardinage, couture et cheval jalonnent les journées des enfants, en plus des classiques cours de maths, d’allemand ou de français. Les enfants sont amenés à expérimenter par eux-mêmes dans la bienveillance et le refus de la compétition. D’abord installée au-dessus de la chapelle du Méjan en 2015, l’école prend désormais ses aises au mas de la Volpelière, propriété de la famille Capitani, cédée au fonds de dotation Antoine Capitani depuis la rentrée 2016.

En quelques années, l’idée fait des émules : avec 30 élèves aux débuts, elle en accueille aujourd’hui 133, de la maternelle au lycée. Montée en association loi 1901, la structure fonctionne sur des dons de mécènes – Actes Sud est le plus gros d’entre eux – mais aussi sur des frais de scolarité qui s’élèvent entre 4200 et 6200 euros en fonction du revenu fiscal du foyer, plus 800 euros de cantine. Ça, c’est en attendant le conventionnement de l’Éducation Nationale et les moyens qui vont avec, qui requièrent au moins cinq ans d’existence. D’ailleurs, « ce projet se fait en lien avec le ministère depuis le départ, précise Anne-Sylvie Bameule. L’idée de ce lien, c’est que ce soit un projet qui fonctionne avec ». » Ce bout de papier permettra d’obtenir et des subventions publiques et une série de services : l’entretien de la draille qui mène au domaine de la Volpelière qui, pour le moment, a des allures de piste himalayenne et surtout un transport scolaire. Pour le moment, ce sont les parents qui s’organisent en covoiturage en râlant parfois un peu alors que le bus Arles-Mas-Thibert file tous les jours, à vide, devant le mas de la Volpelière sans s’y arrêter.

 » Mode de gestion… euh… coopération « 
Si les fondateurs de l’école se défendent d’être estampillés “Steiner”, ce sont quand même certains principes directeurs de cette pédagogie qui constituent le terreau de cette école “différente” : stimulation de la curiosité, horizontalité et absence de hiérarchie, entre autres. En lien avec le vivant et le milieu naturel, l’école est pensée comme « un écosystème qui puisse être capable de générer un mode de gestion collectif. Enfin, non, gestion c’est pas le bon mot… euh… coopération oui, c’est plutôt ça », détaille Anne-Sylvie, qui se mélange un peu les pinceaux dans ses pirouettes conceptuelles.

Kelly* fait partie de l’équipe pédagogique aux premières heures de l’école. En l’engageant, on lui parle d’un projet innovant, où tout reste à inventer. Emballée, elle laisse tout tomber et débarque dans la plaine camarguaise avec des idées et des envies plein la tête. Mais très vite, la réalité la rattrape : elle est payée 500 euros par mois en contrat de stagiaire pour travailler environ 30 heures par semaine, temps de réunion compris, même si elle est logée gracieusement dans un des appartements de Capitani, charges non comprises. Le projet initial sur lequel on l’a engagée prend du retard et on balaye ses propositions d’un «oui oui on verra mais on va pas faire comme ça», sans qu’elle ait vraiment voix au chapitre. « Ça avait un côté très brillant et très attirant, explique-t-elle un peu désabusée. Mais bon c’était que de l’apparence, ça manquait de base solide, de noyau dur ». Au bout de six mois et de promesses, rien ne s’est passé. Elle sait déjà qu’elle ne continuera pas l’aventure, la désillusion est trop grande : « la devise était “on va tout faire et créer ensemble” mais je me suis très vite rendu compte que c’était pas aussi simple et ça a rapidement été clair qu’il y avait les Capitani, Françoise et Jean-Paul, un groupe de profs assez fermé et le reste, c’est-à-dire nous. »

Hiérarchie qui ne dit pas son nom ? Volonté de contrôler sans en avoir l’air ? Projet avant tout familial ? Difficile de savoir. En tout cas, le conseil d’administration de l’école ne compte aucun représentant des professeurs ni des élèves. Les parents d’élèves, eux, constitués en association depuis juin 2017, ont récemment obtenu une place au conseil d’administration de l’école, même si leur avis reste consultatif. « On leur a dit qu’on aimerait plus participer, raconte Michèle Lucchesi, secrétaire de la jeune association. Ils nous ont dit OK et depuis, notre rôle évolue pour faire entendre la voix des enfants et des parents. On est très contents de la manière dont ça se passe. »

« un monde entre l’école vendue et l’école effective »
À la direction de l’école, Anne-Sylvie Bameule s’explique en disant que « les décisions sont co-construites avec les parents et les enseignants, […] l’école ne va pas s’immiscer dans la vie de famille, les parents n’ont pas à s’immiscer dans le fonctionnement d’une classe et de sa pédagogie et la direction d’une école, comme une entreprise, elle doit bien être dirigée et les décisions prises ». Mais au quotidien, l’écosystème dont parle la fille de son père n’a pas l’air aussi équilibré que dans le discours. Même si ça ne se dit pas. Là encore, les langues se délient à condition de ne pas être reconnues. C’est comme ça que Bélinda*, membre de l’équipe pédagogique, accepte de raconter son expérience à l’école. En plus, c’est pas tous les jours qu’elle peut faire ça : « Il y a des choses que je vis difficilement au sein de l’école mais il y a ni l’espace ni le moyen d’en dire quelque chose, […] en tout cas, jamais devant toute la communauté des collègues. Il y a une espèce d’auto-censure dans le mode de fonctionnement institutionnel. On sent des hiérarchies au-dessus de nous et surtout celle de l’échelon du pôle administratif, constituée de la famille Capitani. » Dans ce contexte, le turn-over est important, sans que les raisons ne soient jamais clairement et collectivement énoncées devant toute l’équipe. « C’est toujours un peu détourné, comme s’il y avait des choses qui ne pouvaient pas vraiment se dire. »

Niveau salaire, elle n’a pas à se plaindre : après un pénible SMIC horaire pendant des années, elle est aujourd’hui en CDI et touche un salaire indexé sur ceux de l’Education nationale : « j’ai jamais été aussi bien payée ! » Mais ça n’empêche pas la direction d’avoir annoncé cette année un régime au pain sec : postes non renouvelés, ateliers non reconduits, augmentation des frais de scolarité… « Finalement, l’école est comme une sorte de petite entreprise, regrette Bélinda, et là on est en pleine restriction budgétaire. » Autant de raisons qui font monter le niveau de frustration, parce que malgré tout, « il y a une chouette équipe pédagogique, vraiment compétente. Je pense que les enfants et les parents sont super heureux et tout ça, ça crée des belles interactions et des beaux échanges. » Bref, « il y a un monde entre l’école vendue et l’école effective », constate Bélinda, déçue. La faute à la jeunesse d’une école ambitieuse encore tâtonnante ? Une manière de protéger l’héritage de la famille ? Une culture du respect du bienfaiteur visionnaire ?

Dans le discours, Anne-Sylvie Bameule invite à porter un regard bienveillant sur l’œuvre familiale. Invitation à comprendre comme une technique pour éviter les critiques et les « coups de butoir, qui obligent à dépenser de l’énergie à reconstruire les fondations alors qu’on était en train d’avancer. » Il vaudrait mieux se concentrer sur l’avenir parce que « pour passer une montagne, faut regarder loin, faut pas regarder nos pieds ». Et pour ceux qui sont pas contents, c’est pareil.

Éric Besatti et Hélène Servel

*Les prénoms suivis d’une astérisque ont été changés.

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