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Arles. Financement de la culture option défiscalisation

Dans la ville, les fondations se multiplient, les logos des multinationales apparaissent presque systématiquement sur les expos et plaquettes de festival. Un mélange étonnant de culture, de grand capital et d’argent du contribuable.

Le temple en bambou a été financé grâce à un mécénat de compétence de Vinci construction valorisé à 1,2 million d’euros, dont 60 % est déduit des impôts sur les sociétés. Merci qui ? Merci le contribuable. Ph. EB

Difficile d’imaginer le Dalaï-Lama, main dans la main avec des bétonneurs. C’est pourtant ce qu’il s’est passé l’été dernier, sur les quais du Rhône, côté Trinquetaille. Pendant les Rencontres de la photo, une star du bouddhisme mondial, Matthieu Ricard, proposait Contemplation, une exposition de paysages dans un pavillon payé par Vinci construction. Pardon, une « porte d’entrée vers certaines valeurs fondamentales de notre époque : la sérénité, l’altruisme, la responsabilité à l’égard de la vie… », comme la présente la communication du projet. Vinci construction, « mécène d’honneur », a utilisé le dispositif du mécénat de compétence pour élever en un mois la construction en bambou venu de Bolivie et imaginée par un architecte internationalement réputé. Le tout porté par un producteur d’exposition, Baluze, qui a pour objectif de faire tourner le concept à Paris, Genève ou Venise. En revanche, il ne souhaite pas communiquer « sur les montants des mécénats. On préfère communiquer sur la merveilleuse réussite, l’exposition qui a attiré 50 000 personnes et la presse qui a été unanime pour saluer notre démarche. » Heureusement que les archives du Figaro sont là pour annoncer le chiffre d’1,2 million d’euros.

Le panneau des partenaires aurait pu, par correction, mentionner les citoyens français qui ont participé à l’effort pour 60 % des 1,2 million d’euros. Depuis la loi Aillagon, votée en 2003, les entreprises peuvent en effet déduire 60 % de leur mécénat de leurs impôts, soit 720 000  euros pour cette opération. Autant qui n’iront pas dans les caisses de l’Etat, pour les services publics par exemple. Normal ? Légal, en tout cas. Ce qui n’empêche pas la Cour des comptes de se questionner sur la nouvelle ampleur du phénomène.

En novembre 2018, le contrôleur de l’utilisation de l’argent public publie son rapport sur le mécénat des entreprises avec un titre sans équivoque : « Un dispositif à mieux encadrer. » Le coût de la niche fiscale du mécénat d’entreprise a atteint 990 millions d’euros en 2017 soit dix fois plus en une décennie. Alors qu’un peu moins de 6 500 entreprises recouraient au mécénat en 2005, elles étaient 68 930 en 2017. Incitées par des dispositions fiscales « les plus souples et incitatives d’Europe » dixit la Cour des comptes, il est temps de clarifier les frontières du mécénat avec « la politique de communication et d’image des entreprises, dont les dépenses relèvent du régime fiscal de droit commun ».

Parce que ce qui ressemble à des abus, il y en a. Le rapport met en lumière l’exonération d’impôt de 518,1 millions dont ont bénéficié les entreprises de Bernard Arnault (LVMH), première fortune française et d’Europe pour sa fondation Louis Vuitton entre 2007 et 2017. Des montants qui ont surtout servi à la construction du bâtiment prestigieux de la Fondation. A Arles, même si c’est également l’architecte Franck Ghery qui a été choisi par Maja Hoffmann pour construire le bâtiment pour sa Fondation Luma, la note est moins salée pour les contribuables. L’héritière de l’empire pharmaceutique Hoffmann – La Roche est de nationalité suisse et investit son argent personnel. Elle ne défiscalise aucun impôt. Il n’y a que la CGT et quelques gilets jaunes pour rappeler que sa fortune vient en partie de notre sécurité sociale et du prix des médicaments protégés par des brevets pour lutter contre le cancer. Le 19 mars dernier, lors d’une manifestation unitaire, un cortège de 200 personnes est venu le dire au pied de la tour de 56 mètres. Les plus critiques évoquent la responsabilité du groupe pharmaceutique dans le scandale sanitaire de Seveso en 1976 ou encore des condamnations de l’Union européenne pour « entente illicite dans le secteur des vitamines » en 2001. Des activités limites avec l’intérêt général, mais aucun rapport avec la défiscalisation.

Sept fondations depuis 2011
Dans la loi, c’est en échange d’actions « en faveur de l’intérêt général » que l’avantage fiscal est accordé aux opérations de mécénat. Dans son rapport, la Cour des comptes propose « plus de contrôles » pour le « respect de leurs obligations légales ». Depuis sa création en 2014, le fonds de dotation de l’Ecole supérieure nationale de la photographie n’a jamais publié ses comptes comme il y est obligé par la loi(1). Et, surprise, le directeur de l’école Rémy Fenzy ne souhaite pas donner les montants versés par les mécènes pour ne pas « créer une mise en concurrence entre eux », nous explique-t-on à la communication. Pourtant, l’Ecole de la photo a, comme les autres établissements d’enseignement supérieur, la possibilité de permettre la défiscalisation à ses donateurs.
La Cour des comptes sonne l’alarme pour plus de contrôles surtout parce que les fondations se multiplient à toute vitesse. En France, depuis la loi Aillagon d’incitation au mécénat de 2003, les fonds et fondations ont quadruplé pour arriver à 4 071 fin 2014. A Arles, attirés par l’aura culturelle de la ville et dans le sillage de l’investissement de Maja Hoffmann, ce sont sept fondations ou fonds de dotations qui se sont implantés. Lee Ufan, artiste sud-coréen, ou encore Manuel Ortiz Rivera, photographe porto-ricain, ont choisi d’investir des hôtels particuliers de la ville. Même Françoise Nyssen et Jean-Paul Capitani, toujours à la pointe pour les montages financiers efficaces(2), ont créé leur fonds de dotation pour soutenir leur école du Domaine des possibles.


Alors comment financer la culture ?
A Arles, il y a les mastodontes culturels, et les plus petits festivals. Convivència, festival de musiques du monde s’est fait couper toute subvention du Département et de la Région. Résultat, depuis deux ans, il fait appel à des mécènes particuliers et récolte autour de 7 000 euros. « A l’heure où les politiques aux manettes des collectivités instrumentalisent les budgets, nous proposons aux contribuables de flécher leurs impôts vers les actions qu’ils soutiennent. Pas qu’ils servent à donner un million d’euros pour les Chorégies d’Orange ! », justifie Catherine Le Guellaut, directrice du festival, critiquant la politique culturelle régionale utilisée comme un outil d’attractivité du territoire pour le tourisme. Renaud Muselier, le président de la Région, l’a répété à la réunion annuelle avec les acteurs culturels, le nouveau sens de l’action publique, c’est « favoriser la synergie entre le monde culturel et le monde de l’entreprise ».

« Ce que nous vivons, c’est la fin de l’Etat providence, analyse Christophe Laloi, directeur du festival de photos Voies Off. En France, on a 200 ans d’habitudes, aux Etats-Unis, c’est culturel, ils payent moins d’impôts, mais celui qui a réussi s’occupe de sa communauté. » Dans le virage libéral du financement de la culture, « ce qui est dangereux, c’est que les règles d’attribution soient fixées par le marché et non par des gens qui connaissent les besoins du corps social. L’impôt, c’est ce qui permet que la richesse soit répartie selon des règles communes. » Lui aussi cherche à réinventer un modèle de financement après la fin des subventions régionales(3). Mais il se heurte à des limites structurelles : « La recherche de mécénat, c’est un métier, nous n’avons pas les compétences. Tu es souvent trop petit pour les très grosses fondations qui sont dans des logiques de visibilité et le mécénat de proximité, ça ne marche pas. Pour aller chercher 10 000 euros, tu vas travailler six mois. » Pour son festival dont le budget avoisine les 300 000 euros dont 50 000 de fonds publics, le mécénat « ne remplacera jamais complètement l’Etat et les collectivités ». Pour lui, ce n’est pas une question d’argent mais de philosophie, « pour créer de la circulation d’idée il faut une diversité de points de vue. S’il n’y a que les gens très riches qui peuvent parler de culture, qui parlent du même point de vue, ce n’est pas très intéressant. »

Convivència, comme les Suds ou tout festival de spectacle vivant, a la possibilité d’éditer des reçus pour dons aux particuliers. Ils permettent de réduire ses impôt à hauteur de 66 % de la valeur du don. Une stratégie de financement qui s’est amorcée avec la baisse de financement des collectivités territoriales. Ph. La semaine Convivència.

Au-delà des idées, il y a la réalité. Et le festival de musiques du monde Les Suds a assez d’exposition et une image suffisamment positive pour convaincre les grandes fondations comme la fondation Vinci autoroute par exemple. « C’est nous qui sommes allés les chercher. Au festival, nous avons une personne à temps plein sur ces questions, explique le directeur du festival, Stéphane Krasniewski, conscient des enjeux. On va prendre l’argent là où il est. »
Il identifie trois types de mécénat. Le premier, ce sont les grands groupes comme Eiffage ou le Crédit Agricole « qui viennent pour l’image, le réseau et inviter leurs clients à une manifestation ». Avec ce genre de partenaire, « on va négocier concrètement les contre parties », l’influence du festival sera « d’apporter une vision sur le monde différente de ce qu’ils vivent au quotidien grâce à ce que véhicule le festival ». Ensuite, viennent les entreprises locales, « des gens qui sont convaincus par ce qu’on fait en faveur du territoire ». Enfin, les Suds se sont lancés dans le mécénat particulier, qui permet au contribuable de déduire des impôts 66 % de la valeur de son don. Lancé l’année dernière, pour l’instant pas plus de dix personnes, toutes des femmes, ont sauté le pas pour environ 1 000  euros. La route est encore longue pour remplacer l’Etat providence.

Eric Besatti

  1. Lire L’école de la photo séduite par le luxe, l’Arlésienne n°6, Bonnes intentions.
  2. Lire « Capitani et compagnies » l’Arlésienne n°3, La cour des mirages, été 2018, disponible à la Maison de la presse, la librairie les Grandes largeurs et la boutique en ligne de l’Arlésienne.
  3. « La droite replace la culture », l’Arlésienne n°3, La cour des mirages,
    été 2018.

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