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« On nous vole de l’eau » : au bout du Rhône, la Camargue sous pression

« On nous vole de l’eau » : au bout du Rhône, la Camargue sous pression

Derniers servis sur le flux du Rhône, les Camarguais n’ont pas envie de devenir les cocus de l’histoire. Avec les sécheresses et le réchauffement climatique, l’affaiblissement du débit du fleuve favorise les remontées de sel et pose des problèmes d’eau potable aux Saintes-Maries-de-la-mer. Les prélèvements d’eau sont en augmentation sur le fleuve et pourrait augmenter demain à la faveur des voisins occitans via Aqua Domitia qui envoie l’eau jusque dans l’Aude et peut-être demain dans les Pyrénées orientales.

 

Publié dans l’Arlésienne n°17, le 15 septembre 2023, ressorti pour les écrans en avril 2024 à la suite du projet de la région l’Occitanie et de l’Etat de lancer les études pour agrandir le réseau de Aqua Domitia jusque dans les Pyrénées orientales et ainsi augmenter la pression sur les prélèvements dans le Rhône.

Pierre Isnard-Dupuy

C’est une fuite en avant qui est à l’œuvre. L’étude de l’Agence de l’eau projette que l’extension de l’irrigation avec l’eau du bassin du Rhône pourrait se faire dans les décennies à venir sur 143 500 hectares supplémentaires (65 000 sont déjà planifiés). 55 000 sont plantés de vignes, dont 600 dans le Gard avec une promesse de dessalement pour les parcelles les plus proches de la mer. Ces extensions de réseaux serviront également à sécuriser l’eau potable de centaines de communes, en particulier dans le Var et sur le littoral languedocien. De quoi ressentir de l’injustice côté camarguais. « Au bout du robinet, on ne nous considère pas. On est comme des santons. On nous vole de l’eau à droite et on nous la met salée à gauche », fustige Christelle Aillet depuis son bureau de maire des Saintes. Elle dénonce en particulier le transfert d’eau de la région Occitanie, baptisé Aqua Domitia. En plus, à l’époque de la publication de l’article (septembre 2023), l’Occitanie et l’Etat n’imaginait pas de prolonger Aqua Domitia jusque dans les Pyrénées orientales comme aujourd’hui (avril 2024) avec le financement des études préalables (écouter le sujet de France Inter ici).

Il pompe sur le Rhône à hauteur de Fourques pour alimenter le canal Philippe Lamour, au bout duquel, à Mauguio dans l’Hérault, l’eau est mise sous pression en tuyau pour desservir terres et réseau d’eau potable jusque dans l’Aude. Lancé en 2012, le projet est presque finalisé pour desservir 6000 hectares et sécuriser l’eau potable d’une centaine de communes. Des extensions sur 7200 hectares sont prévues d’ici à 2030.

« Nos prélèvements sont raisonnables. Nous avons une autorisation pour prélever 75 mètres cubes seconde et en pointe nous ne prélevons que 15 mètres cubes seconde », se défend Jean-François Blanchet, directeur général de BRL (Bas Rhône Languedoc), la société d’économie mixte à qui la Région Occitanie délègue les aménagements hydrauliques. « Ça représente 0,3% de la capacité du Rhône et nous n’atteindrons jamais 100% de notre autorisation », assure le responsable de BRL. Pour limiter le recours à une ressource de plus en plus sous pression, Jean-François Blanchet s’engage à « optimiser et moderniser » son réseau afin de « mieux gérer l’existant ». Une politique qui passe par la recherche et la réparation de fuites, le conseil aux agriculteurs pour recourir aux meilleures techniques d’irrigation et faire évoluer leurs savoir-faire pour moins consommer. Par exemple, par la mise en culture de plants plus résistants à la sécheresse.

Eaux chaudes
Jean-François Blanchet affiche lui-même sa préoccupation pour une ressource qui se raréfie. « Tous les acteurs du territoire doivent prendre conscience que certaines activités ne pourront pas se faire avec une ressource locale déjà sous pression», affirme-t-il. Le directeur de BRL prête même une vertu environnementale à Aqua Domitia. « Il a permis de réduire les prélèvements sur les fleuves Orb et Hérault et donc de soulager ces milieux naturels », expose-t-il. Serait-ce déshabiller Pierre pour habiller Paul ? Impacter le Rhône pour soulager ailleurs ?

Les conséquences sur les écosystèmes du fleuve sont bien réelles, mais pour l’heure peu étudiées. Avec moins d’eau, celle-ci se réchauffe. S’ajoutent également les rejets chauds des centrales nucléaires. « Des suivis et des études sont nécessaires pour appréhender et comprendre ces changements et leurs effets sur les communautés aquatiques », mentionne l’Agence de l’eau dans la plaquette de présentation de son étude, coordonnée par BRL ingénierie, une filiale du groupe occitan.

L’écologue Martin Daufresne de l’Irstea¹ constate « sur le Rhône une augmentation des espèces méridionales d’eau chaude, et une diminution des espèces septentrionales. Ça ne fait qu’une trentaine d’années que l’on observe ce phénomène, ce qui est relativement court en temps de recherche », détaille-t-il dans le livre d’enquête journalistique, Une France sans eau². À l’été 2022, les riverains du Rhône ont pu constater la remontée de dorades et de loups jusqu’aux portes d’Arles. C’est une évidence, la mer ne cesse de gagner du terrain.

Eaux douces vs eaux salées
Au mas de Valériole, non loin de Gageron, le vigneron Patrick Michel nous emmène voir les « lunes de sel » dans ses vignes. Derrière l’appellation poétique se cache une vraie source d’inquiétude pour l’avenir de la viticulture camarguaise. Par endroits, les verts rangs aux fruits bientôt mûris par le soleil sont interrompus par quelques pieds à l’apparence brûlée. Les feuilles sont roussies ou absentes. Les fruits sont complètement secs ou inexistants.

Les racines de ces ceps trempent dans le sel qui remonte sous forme de veines par capillarité dans le sol. Au mas de Valériole, à plus de 30 kilomètres de la mer, le phénomène est apparu depuis deux ans. Un demi-hectare sur la dizaine de la parcelle que nous visitons est touché, estime Patrick Michel. Pour faire face, il envisage d’irriguer en hiver. « Faire des flashs d’eau pour reconstituer des lentilles d’eau douce dans le sol », précise le président du syndicat des vignerons d’Arles.

Ailleurs, le souci est plus ancien et plus préoccupant. Côté gardois, le vignoble a perdu 600 hectares, soit 20% de sa superficie selon le syndicat des vins de sable de Camargue. « Est-ce que c’est en corrélation avec l’affaiblissement des débits du Rhône ? », interroge prudemment Patrick Michel, bien au fait de la complexité du fonctionnement anthropisé de la Camargue.
Le delta du Rhône est plus que jamais un lieu de confrontation des eaux douces et des eaux salées (lire l’Arlésienne n°14). La montée du niveau de la mer, la hausse des températures et la baisse des précipitations font un cocktail très favorable aux remontées de sel. Corseté complètement par des digues depuis 1869, le Rhône n’apporte plus l’eau douce qui lessivait autrefois les sols du sel, lors des crues. Et dans le cours du fleuve, le « biseau salé » remonte jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres de l’embouchure lorsque le débit est affaibli par la sécheresse.

En conséquence de tout cela, le patrimoine végétal de Camargue est menacé, tout comme la survie des étangs, à l’image d’un Vaccarès devenu plus salé que la mer. Comme à l’été 2022, lors des fortes sécheresses, toutes les formes d’agriculture pâtissent de l’excès de sel. « On n’arrose pas le riz les années où il y a trop de sel dans le Rhône. On est obligé d’arrêter les pompes », expose Hélène Michel, l’épouse de Patrick Michel. Des manadiers se retrouvent également en difficulté à cause de pâturages qui deviennent incultes et d’une eau pompée dans le Rhône parfois trop salée pour leurs bêtes.

Originaire du Petit Rhône, l’eau potable des Saintes-Maries-de-la-Mer est également impactée. En novembre 2017, elle était devenue trop salée durant quelques jours. Depuis, le captage de la commune a été déplacé plus en amont et un raccordement au réseau d’Arles, qui dépend de la nappe de Crau, est actuellement à l’étude. « Il est prévu comme un secours en cas de problème de qualité sur l’eau potable. On a des problèmes de remontée du biseau salé, en particulier s’il y a un gros coup de vent de sud », détaille Isabelle Hénault, référente eau auprès de la mairie des Saintes.

Rhône providentiel…
« Il nous faut de l’eau douce pour l’eau potable, l’environnement et l’agriculture par tous les moyens », exhorte celle qui est biologiste végétale de formation et ancienne pêcheuse professionnelle sur le Vaccarès. Problème, la hausse des prélèvements en amont sur le Rhône, face au changement climatique, pèse aussi sur la vigueur du fleuve dans le delta.
En 2022, il a atteint son débit d’étiage au mois de juin avec des valeurs historiquement basses. Jusque-là, il était atteint plutôt à la fin de l’été, la fonte nivale et glaciaire dans les Alpes soutenant les débits du fleuve et de ses affluents. La neige se fait moins abondante et fond plus vite au printemps. Quant aux glaciers, ils devraient avoir quasiment tous disparu d’ici 30 ans.

La situation a été très critique en 2022 sur de nombreux affluents « Les linéaires d’assecs³ sont importants (environ 100 km dans le département de la Drôme), les débits observés sont historiquement bas (comme pour la Durance amont où ils sont les plus bas depuis 1860) », observe un rapport interministériel paru en mars 2023⁴. L’eau venant à manquer dans les affluents et les nappes phréatiques, le Rhône – premier fleuve de France et deuxième plus puissant de Méditerranée – apparaît comme la solution idoine aux yeux des aménageurs de l’eau. Ils veulent sécuriser leurs approvisionnements, dont la moitié est dédiée à l’agriculture. Le reste sert à l’eau potable, au refroidissement des centrales nucléaires, à l’hydroélectricité et à l’industrie.

… mais pas inépuisable
Actuellement, « les prélèvements nets sur la partie française du bassin versant du Rhône tous usages confondus sont estimés à 3,1 milliards de mètres cubes par an », précise une étude prospective rendue publique par l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse en mars 2023⁵. Ce qui représente « un débit fictif continu de 94 mètres cubes secondes ». En apparence une paille sur les 1700 mètres cubes secondes de débit annuel moyen à l’embouchure. Mais la ressource s’amenuise. Les débits d’étiage du Rhône observés au mois d’août à Beaucaire ont baissé de 13% depuis 1960. À l’avenir, ils pourraient encore régresser de 20% d’ici à 2055, pose l’Agence de l’eau. Et lors de crises hydriques importantes, les prélèvements estivaux représenteraient jusqu’à 40% du débit du fleuve, contre 15% aujourd’hui.

« Le Rhône n’est pas inépuisable. Il faut donc anticiper, se poser les questions sur le partage de l’eau », a exprimé Laurent Roy auprès de La Provence⁶, directeur général de l’Agence de l’eau. La Cour des Comptes elle-même y est allée de son alerte en publiant un rapport en juillet qui préconise la baisse des prélèvements d’un point de vue national. « Si l’on perd 14 % d’eau pour un réchauffement de 0,6 °C sur la période, je vous laisse imaginer ce qui nous attend avec le réchauffement futur. Il est temps de sortir des mesures de gestion de crise, qui tiennent trop souvent lieu de stratégie », a cinglé Pierre Moscovici, le Premier président de la Cour des comptes, loin d’être le premier camarguais ou écologiste radical de France. ■

 

1. Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture
2. Dont un extrait a été publié par Reporterre : « Comment sécheresse et canicule asphyxient nos rivières », juillet 2023, Reporterre.
3. Asséchement temporaire de tout ou partie d’une étendue ou d’un cours d’eau.
4. Titre du rapport : Retour d’expérience sur la gestion de l’eau lors de la sécheresse 2022.
5. « Étude de l’hydrologie du fleuve Rhône sous changement climatique. », 2023, BRLi.
6. « Climat : de gros bouleversements en vue pour le Rhône », mars 2023, La Provence.

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