Vivre de silure et de pêche
Prendre un bateau, s’isoler dans la nature et lancer ses cannes c’était déjà sa passion. A 36 ans, Mehdi Mehiaoui a choisi de faire du Rhône son métier et se jette à corps perdu dans ses projets. Au-delà du personnage solaire et généreux, sa détermination débordante le pousse à imaginer des scénarios fous pour son avenir. En juillet, il partira de Lyon pour rejoindre la mer sur une bouée. On embarque.
« Accroche-toi, on va passer en mode avion », prévient Mehdi avec son faux air d’Eric Judor et son sourire permanent. Alors, le petit bateau accélère depuis la mise à l’eau de Trinquetaille et commence sa remontée du Rhône. A mesure que le vent fouette le visage, Arles s’éloigne. Pour la carcasse d’un jeune citadin, voir la ville depuis le Rhône, c’est la voir comme jamais auparavant. Destination ? Impossible d’être précis de peur de briser cette magie qui entoure les lieux préservés du plus grand nombre. Il faut simplement dire que le Rhône révèle à ceux qui s’y aventurent des îles paradisiaques, des casiers protégés du vent et du courant, des plages de sable insoupçonnées.
Sur l’île où Mehdi a établi son camps de base, son « T3 », des collègues attendent. Ils viennent lui rendre visite pour montrer le beau silure de 2,13 mètres qu’il ont pêché en cette fin de matinée. Après avoir serré les pinces, Mehdi montre le meilleur cadre pour prendre les photos. Alors, la séance débute et notre hôte, en vrai metteur en scène, conseille la posture du silure, s’amuse à lancer de l’eau pour créer du mouvement, donne le tempo pour relever le carnassier. Une fois qu’il a fini de faire son Farine1, comme un médecin, Mehdi analyse l’animal, trouve une cicatrice de bagarre entre mâles, preuve que la période de reproduction a démarré. Enfin, il finit par établir un prélèvement stomacal. C’est-à-dire plonger le bras dans la bouche de l’animal pour atteindre son estomac et en sortir son contenu, « sans danger pour l’animal », précise-t-il. Cette fois-ci, c’est un muge. « Ça me permet de voir ce qu’il a mangé et d’établir ma propre science, connaître mieux l’animal, établir la carte de ses migrations, choisir l’appât qui va le faire mordre. »
C’est le moment de rendre sa liberté à l’animal. « Allez ma grande, ça va aller. Allez mon bébé », susurre Mehdi à l’oreille du silure. Pour le remettre en confiance, il le caresse derrière les nageoires. « Ça le fait bien revenir ». Petit à petit, le silure, épuisé de son combat et de ses minutes hors de l’eau pour faire la pose, reprend de la vigueur. Mehdi cajole affectueusement le corps visqueux tout en l’accompagnant progressivement vers des eaux plus profondes. Quand le silure disparaît, subitement, Mehdi prend une grande respiration et plonge avec lui et s’offre quelques mètres à dos de silure. En réalité, Mehdi est un homme poisson.
« Woh con, il m’a mis une de ses gifles avec sa queue », crie-t-il dans un grand rire quand il revient à la surface. « Tèh, il m’a bifflé ! » C’est drôle, ça fait rire l’assistance, mais c’est important pour le pêcheur de voir le poisson repartir en forme. « Il ne faut pas oublier que c’est du vivant. Nous, on est du vivant le silure, c’est du vivant, le Rhône c’est du vivant. » Ici, on ne parle pas de passe-temps, mais d’une philosophie de vie. La relâche à l’eau, c’est un moment fort pour cet adepte de la pêche no kill. « Je veux l’accompagner dans son élément, c’est important pour moi. » Les collègues pêcheurs repartent et le temps s’écoule comme les bouteilles de Goudale.
Vivre intensément
Aujourd’hui, Mehdi est connu et reconnu dans le milieu de la pêche du silure. Son compte Facebook Mehdi Mehdilure lui a permis de se faire repérer par Madcat, une marque de matériel de pêche dont il est devenu l’un des huits « pro staff » il y a un an. Il teste le matériel, se fait prêter ce dont il a besoin, échange avec des fadas comme lui. A la base, Mehdi est ferronnier, mais depuis le printemps, il a choisi de vivre sa passion sans concession. « Autant faire ce qu’on peut pour pousser dans les choses qui nous intéressent ». Vous pouvez faire confiance à Mehdi pour passer une bonne soirée sans prise de tête, au son de la musique espagnole. Vous pouvez aussi lui faire confiance pour être imaginatif dans ses projets, inspiré par des heures de méditation en pleine nature.
Fin juillet, il partira pour la « grande dérive du Rhône », un titre qu’il a trouvé pour la « performance » qu’il prépare depuis des mois. Pêcheur ou artiste, on ne sait plus. Il partira de Lyon pour rejoindre la mer à Port-Saint-Louis du Rhône sur un float tube, une bouée avec sondeur et petit moteur électrique intégré. Il a prévu 21 étapes pour redescendre en Camargue à coups de palmes et canne à pêche à la main. La fin du parcours, à domicile, se fera avec un comité d’accueil à Trinquetaille puis une fête au Patio de Barriol, quartier qui l’a vu naître.
Mehdi rigole beaucoup, fait le pitre mais a les idées claires. Il est suivi physiquement et mentalement pour préparer sa performance. S’il veut faire du bruit autour de lui, c’est pour communiquer autour d’un financement participatif qui lui permettra de passer son diplôme de guide de pêche. Plus de 10 000 euros tout de même. Et ensuite, créer son activité pour vivre avec et autour du Rhône, du silutourisme ou du transport de visiteurs en Camargue depuis les quais d’Arles. Une façon d’arriver en Camargue plus naturelle pour lui. Découvrir une manade, un restaurant… Mais attention, « pas pour en faire une usine, trois-quatre personnes maximum ». Même en sortie en plein sur son île, son grand cahier vert n’est jamais loin pour noter ses idées.
Le Rhône, ce paradis insoupçonné
Il me prend à partie et me demande de regarder autour de nous. « C’est pas magnifique, regarde les arbres, regarde l’eau, sens les poissons au-dessous de nous », respire-t-il. Il parle de son image du fleuve, loin de celle entretenue en ville. Lui s’y baigne sans problème et mange son poisson de temps en temps. Cette année, l’interdiction de manger les espèces de grand fond comme le silure, les plus sensibles à la pollution, a été levée dans le Gard et le Vaucluse. Les Bouches-du-Rhône devraient suivre. Mais Mehdi n’ignore pas non plus le cancer du « médecin », feu Henri Cérésola, contaminé au PCB du Rhône. En revanche, sa science réfute le silure bouffeur de biodiversité : « J’ai jamais retiré un sandre d’un silure. Ce sont les pêcheurs qui prélèvent trop et accusent le silure ensuite de vider le fleuve, c’est facile. » Il parle d’une espèce cannibale qui s’auto-régule. Ça, c’est pour répondre aux questions que tout le monde se pose aujourd’hui sur un poisson générateur de fantasmes.
Depuis son adolescence trinquetaillaise, à deux pas du petit Rhône, Mehdi se sent « attiré par le fleuve ». Et après sa « première rencontre » avec un silure d’1,30 mètre à l’âge de 16 ans, il est « tombé amoureux » du carnassier… Il veut battre le record du monde du plus gros silure pêché fixé à 2,74 mètres depuis 2017 dans le Tarn. Plus grand d’un centimètre que celui sorti en 2015 en Camargue, à Vauvert, dans le petit Rhône. Alors, il y a un peu de chauvinisme pour prouver qu’ici, c’est le mieux. Il explique que le delta du Rhône, comme celui du Pô en Italie et celui de l’Ebre en Espagne, grâce aux remontées de poissons de mer et ses hauts fonds vaseux, sont les meilleurs endroits pour trouver les plus beaux spécimens.
Le reste de la journée passe sans qu’on s’en rende compte, au gré des touches de carpes et de prises de notes pour préparer son voyage. Le soleil fatigue et commence à se coucher. Avant sa disparition, il donne une couleur orangeâtre à la peau de Mehdi grillée par des années d’exposition sans protection. Sur son île, les discussions n’en finissent plus. Tout ce qu’il sait, les secrets du Rhône, ça ne s’écrit pas forcément sur papier.
Le lendemain matin, la cafetière italienne sur le réchaud apporte l’énergie nécessaire au réveil. Pour l’Arlésienne, il est temps de traverser à nouveau le fleuve et remonter dans le monde via la mise à l’eau de Trinquetaille. Mehdi restera là jusqu’à la fin de ce long week-end. Dans le Rhône jusqu’au bassin, un coup de rasoir sur son crâne, de savon sous ses aisselles, quelques lignes à l’eau. Puis son téléphone sonne et ses « potos », « frérots » ou « cousins » sont en route pour le rejoindre. La vie sur le Rhône n’en a pas fini de couler.
Eric Besatti
Depuis la rédaction de cet article, Mehdi a lancé son financement participatif pour l’aider à réaliser « La Grande dérive du Rhône ».
Article à retrouver dans l’Arlésienne n°6, Bonnes intentions, été 2019, en kiosque et librairies à Arles et disponible sur notre boutique en ligne.
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