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Champ libre au chantage sexuel

Champ libre au chantage sexuel

A Arles, des travailleuses agricoles intentent un procès à leurs employeurs pour exploitation au travail et agressions sexuelles. Dans la production de fruits et légumes bon marché, le harcèlement s’érige en système. Enquête sur les pratiques des agences d’intérim, leurs dérives, la complicité de certaines exploitations agricoles et la difficulté pour les travailleuses et travailleurs de se faire entendre par la justice.

Il est huit heures du matin, dans la petite ville de Cabannes, dans les Bouches-du-Rhône. Des travailleuses sont alignées devant les serres. Beaucoup d’entre elles viennent du Maroc. Elles bossent pour Vilhet Fruits, un producteur de fruits et légumes mais sont embauchées par Laboral Terra, une agence d’intérim espagnole. Les responsables locaux passent devant le rang, observent les femmes une par une et émettent des commentaires à haute voix : « Toi, t’es belle, tu travailles demain. » « Ça, ça me plaît pas. » « Toi, t’es pas très jolie, demain tu restes chez toi. » Les femmes qui plaisent le plus aux responsables doivent ensuite passer dans leur bureau, où elles sont forcées à avoir des rapports sexuels ou à se faire prendre en photo nues. C’est ce dont se rappelle Yasmine Tellal, travailleuse marocaine, de son quotidien dans cette entreprise.

« La technique de la vache. » Avec ces collègues, c’est comme ça qu’elle appelait la sélection matinale des travailleuses, « parce qu’on se sentait comme des vaches sur le marché au bétail ». De 2011 à 2018, elle a travaillé comme ouvrière agricole dans le Sud de la France, embauchée par l’intermédiaire de Laboral Terra. En septembre 2019, nous avions demandé à l’avocat de Laboral Terra comme à Vilhet Fruit de commenter les accusations mais en vain : les entreprises n’ont pas donné suite à nos sollicitations.

Laboral Terra est une des agences d’intérim espagnoles les plus importantes dans l’agriculture française. Fondée en 2009 à Castellón, la société envoie des travailleuses et des travailleurs dans des entreprises agricoles françaises mais aussi dans les secteurs de la métallurgie et de l’hôtellerie. En procès début 2018 (lire page 23), Laboral Terra a déposé le bilan le 13 juin 2019, juste avant une audience décisive dans une affaire de fraude au travail détaché et non-paiement d’heures supplémentaires. « Une technique très courante », selon Yann Prévost, avocat de Yasmine Tellal. Pourtant, en septembre 2019, il semblait que l’entreprise embauchait toujours de la main-d’œuvre, en tout cas en Espagne. L’avocate de Laboral Terra, Me El Bouroumi, déclarait que ses clients sont « loin d’être des millionnaires et qu’ils respectent la loi. En tant qu’agence d’intérim, quand tu respectes le droit, finalement tu gagnes pas ta vie en faisant de l’intérim », précisait-elle en juin 2019.

En ayant travaillé pendant des années pour cette entreprise, certaines travailleuses dénoncent un système plus qu’une affaire, des faits systématiques inscrit dans les habitudes, de harcèlement et de chantage sexuels.

Embrassée et touchée de force
Le cauchemar dont témoigne Yasmine Tellal commence pourtant en 2010 par un nouvel espoir. En Espagne, l’économie est en crise, alors qu’elle vient de perdre son travail dans un magasin de prêt-à-porter sur les îles Canaries, elle décide de tenter sa chance ailleurs. Un ami lui donne le contact de B., le responsable de Laboral Terra en France, qui lui promet tout de suite un bon poste dans le secteur agricole. L’EARL Le Grand Therme, située au Thor dans le Vaucluse, est une des premières entreprises pour lesquelles elle travaille à son arrivée en France. C’est une grosse exploitation qui produit quelques 8000 tonnes de pommes par an, en partie destinées à l’export vers d’autres pays de l’Union européenne. Alors qu’on lui assure dans son contrat que l’entreprise doit assurer le transport entre son domicile et son lieu de travail, cet engagement n’est pas respecté et elle se voit obligée de faire la route dans la voiture personnelle de B. C’est là que les problèmes commencent.

Yasmine se souvient encore très bien de ce jour de septembre 2012. Alors qu’ils rentrent du travail, B. se gare sur le parking d’un hôtel de routiers. Étonnée, Yasmine demande pourquoi. Il lui propose alors un marché : un poste payé 300 euros de plus par mois contre des relations sexuelles. Yasmine refuse mais B. commence à l’embrasser de force. Il pose les mains sur ses seins puis la force physiquement à toucher son pénis. Yasmine crie alors très fort, pas assez pour alerter au delà du parking désert, mais assez pour déstabiliser B. « Il s’est arrêté et m’a dit : Je veux juste t’aider », se souvient Yasmine. « J’étais choquée, j’avais peur, je lui ai dit de me ramener tout de suite chez moi ». Ce qu’il fit.

Mme Tellal a raconté cette agression et d’autres à une commissaire de la Police aux frontières d’Avignon. Une description consignée en partie dans la plainte déposée en février 2018 (lire page 23). Elle y accuse nommément B. et G. : « Ils m’ont touchée très souvent, plusieurs fois les seins ou les fesses […] Je sais que beaucoup d’autres femmes ont dû coucher avec B. et G. parce qu’elles n’avaient pas d’autre choix. » Selon nos informations, B. et G. ne se trouvent plus sur le territoire français et il a été impossible de les joindre, même par l’intermédiaire de l’ancienne avocate de Laboral Terra, Me Nadia El Bouroumi. Ni Laboral Terra ni l’EARL Le Grand Therme n’ont répondu à notre sollicitation sur ces accusations.

Représailles
Yasmine n’a pas accepté les règles du jeu imposées par les responsables locaux de Laboral Terra. A partir du moment où elle a commencé à se défendre, le temps des menaces et intimidations, notamment de la part de B. et G, commence. Alors qu’elle travaille à Vilhet Fruit, toujours via Laboral Terra, en 2014, en dehors de son temps de travail, elle parle avec ses collègues des heures supplémentaires non payées, du transport promis qui n’existe pas, du harcèlement sexuel et des irrégularités de contrat. Quelques jours après avoir engagé cette conversation, elle retrouve ses pneus crevés, à six heures du matin au moment d’aller au travail. Dans son petit village du pays d’Arles, son voisin est aussi un ami des responsables de Laboral Terra. Celui-là même qui lui portera des coups, devant chez elle par la suite. Elle a porté plainte pour coups et blessures auprès de la Police Nationale, dans le commissariat du secteur de la Rocade à Avignon, mais aucune suite n’a été donnée.

La situation ne fera qu’empirer, jusqu’à cet ultime épisode d’avril 2016. Dans l’usine de conditionnement Vilhet Fruit à Cabannes, G. et B. touche les parties intimes de Yasmine devant d’autres travailleurs et travailleuses. Mais Yasmine ne se laisse pas faire, elle crie et menace les deux hommes de les dénoncer à l’inspection du travail. Deux jours plus tard, elle sera victime d’une agression. Le 19 avril, pendant la pause de midi, une autre employée de l’usine suit Yasmine aux toilettes. « Elle m’a attrapée, étranglée et tapée la tête contre le mur puis jetée par terre », se souvient Yasmine Tellal. « Ce jour-là, je me suis dit que j’allais mourir », raconte-t-elle, convaincue que cette travailleuse avait été envoyée par les responsables de Laboral Terra.

Leila Touzani, une collègue présente ce jour là, se souvient de l’incident et confirme avoir entendu les cris de Yasmine Tellal dans les toilettes. « Un reponsable de Vilhet Fruit a accouru alerté par les bruits, je lui ai dit qu’il fallait appeler la police pour raconter ce qu’il se passait », se souvient-elle. « Au lieu de quoi il a appelé B. et G. ». A ce moment là, Yasmine est blessée à la tête et au cou, comme l’atteste décrit le certificat médical que nous avons pu consulté. Bilan ? Non seulement ni Laboral Terra ni Vilhet Fruit n’ont déclaré l’accident du travail, mais en plus, Yasmine Tellal est viré de l’usine dès le lendemain.

Les représailles ne se terminent pas à la porte de l’entreprise. Même après son licenciement, elle n’était toujours pas complètement à l’abri de ses anciens patrons. Nous sommes en 2017. Yasmine est employée directement, sans passer par l’agence d’intérim espagnole, par une autre entreprise agro-alimentaire du territoire. Animée de son expèrience, elle conseille vivement à son patron de ne plus faire appel à Laboral Terra pour constituer et compléter ses équipes. Quelques temps plus tard, quatre hommes : C.R., l’administrateur général de Laboral Terra, E.R., le manager ainsi que G. et C., les deux responsables de l’entreprise en France, viennent l’intimider sur son nouveau lieu de travail : « Ils m’ont dit que c’était impossible de quitter Laboral Terra », témoigne-t-elle. A ce moment-là, Yasmine Tellal et Leila Touzani avaient déjà porté plainte contre l’entreprise notamment pour non-paiement des heures supplémentaires.

« Mon père ne m’a pas appris à baisser la tête et à accepter les injustices. » Yasmine Tellal. Photo Flora Vala.

Peur de leurs anciens patrons
Contrairement à Yasmine Tellal, Leila Touzani n’a pas souhaité être mentionnée sous son vrai nom dans cet article. Le harcèlement constant pendant plusieurs années qu’elle a subi l’a profondément et durablement affectée : elle souffre d’une dépression sévère, ne peut plus travailler, vit cloîtrée chez elle et ne sort que très rarement. Elle craint que les entreprises accusées et ses anciens responsables ne mettent en place des représailles violentes. Fin 2018, la première fois que nous l’avons rencontrée dans un café d’une ville du Pays d’Arles, Leila Touzani n’arrêtait pas de jeter des regards derrière elle : elle avait toujours peur d’être observée, que ses anciens responsables, qu’elle accuse aujourd’hui, puissent apparaître au coin de la rue.

Entre mi-septembre 2013 et janvier 2014, Leila Touzani a travaillé avec Yasmine Tellal pour l’entreprise Qualit Prim Services. Elle y était embauchée pour couper des salades. Mme Touzani raconte avoir fait des journées pendant lesquelles elle devait travailler pendant treize heures, de 8h du matin à 21h, avec seulement une demi-heure de pause pour manger à midi. Pendant la journée de travail, elle n’aurait pas eu le droit d’aller aux toilettes, interdiction qu’elle n’a pourtant pas respectée : « Pour éviter de tomber dans les pommes, j’allais manger des bonbons sucrés en cachette dans les toilettes, comme un animal, se souvient-elle. C’est la première fois de ma vie que j’ai eu l’impression d’être considérée moins bien qu’un chien. »

Nous avons essayé de joindre Qualit Prim Services à plusieurs reprises aussi bien par courriel que par téléphone. L’adresse indiquée sur leur site internet ne fonctionnait pas et en essayant de joindre le manager par téléphone, il nous a répondu qu’il était très occupé et qu’il n’avait pas le temps de répondre à des questions. Après lui avoir indiqué que les accusations seraient donc publiées en l’état sans qu’il puisse user de son droit de réponse, il a répondu : « C’est pas grave, au revoir madame », avant de raccrocher précipitamment.

Partout en Europe
Yasmine, Leila Touzanie – l’identité a été changé -, mais aussi Mohamed Zaanoun, un ancien collègue de Yasmine Tellal, témoigne des mêmes abus et de la même manière de fonctionner. Il se souvient d’un jour à Vilhet Fruit où à la pause de midi, un responsable de Laboral Terra a touché des travailleuses sans leur consentement puis les a entraînées dans un petit bureau. « Je leur ai dit : « mais qu’est ce que vous faites ? Ce que vous faites, c’est un manque de respect envers les femmes ! » », se rappelle Mohamed Zaanoun. Un des responsables aurait rétorqué, serein : « Ah ça ? Mais c’est rien ! » Là encore, Laboral Terra n’a pas répondu à notre sollicitation concernant ces accusations.

Les accusations que portent ces travailleuses contre Laboral Terra et les entreprises agricoles sont loin d’être un cas isolé dans la région. Elles sont même le symptôme d’un problème qui se décline à l’échelle européenne. Ce que décrivent Yasmine Tellal et ses anciennes collègues rappelle la situation dans les champs en Espagne, en Italie et au Maroc. Dans la version de cette enquête pour BuzzFeed News en langue allemande : plus d’une centaine de travailleuses agricoles avait témoigné du harcèlement sexuel et de l’exploitation massive qu’elles subissaient. Suite à ces publications, des dizaines de femmes avaient dénoncé leurs responsables et des manifestations d’organisations de défense du droit des femmes et de travailleuses s’étaient organisées à travers toute l’Espagne pour leur apporter leur soutien. Les entreprises accusées n’en portent pour le moment aucune conséquence juridique. Certaines des enquêtes judiciaires sont toujours en cours et d’autres ont été en partie abandonnées.

En France, la justice ne s’est pas saisie de la plainte de Yasmine Tellal et de ses collègues pour « harcèlement et chantage sexuel » déposée au tribunal d’Avignon en 2018. La principale intéressée ne comprend toujours pas pourquoi.

Pascale Müller, Tifenn Hermelin et Hélène Servel

Sommaire du dossier :
Les détachés du droit

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