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L’école de la photo séduite par le luxe

Il y a des petits signaux, par-ci par-là. Des signaux souvent discrets, mais pas anodins en pleine montée en puissance des grandes entreprises dans le monde de l’art. Et les signaux côté Ecole nationale supérieure de la photographie, ce sont des étudiants qui participent à un prix organisé par Dior ou qui mettent la main à la pâte pour une expo de photos tirées de la collection d’Agnès B. Alors, évolution normale du circuit d’études pour approcher la réalité actuelle du monde de l’art ou signe d’allégeance d’une école d’Etat envers le monde du luxe ?

Pour son inauguration et pour la durée des Rencontres, la nouvelle ENSP accueille une expo tirée de la collection d’Agnès B. Les étudiants ont dû batailler pour pouvoir aussi montrer leurs images. Ph. Marie-Océane Dubois

Le chantier des nouveaux locaux de l’Ecole nationale supérieure de la photographie (ENSP) est fini. Le bâtiment, tout en horizontalité, s’étire le long du boulevard Victor-Hugo. Vu du ciel, il représente un appareil photo. Vu du ciel, c’est-à-dire, pour ceux qui n’ont pas d’avion, vu de la tour Luma, de l’autre côté du trottoir. L’inauguration de la nouvelle école donne lieu à une exposition inscrite au programme associé des Rencontres et qui restera donc accrochée tout l’été. C’est naturel. On aurait pu penser, intuitivement, qu’il s’agirait d’une présentation de travaux d’étudiants de la seule école française dédiée à la photo, par ailleurs la plus cotée d’Europe. Mais non. Pour marquer l’événement, l’ENSP a invité Agnès B., patronne de la marque de vêtements du même nom, à présenter des images tirées de sa collection personnelle.
Les liens entre l’école et Agnès B. sont anciens et solides. Ces deux dernières années, la créatrice de mode a notamment accueilli l’expo des diplômés dans son showroom parisien. Mécène et collectionneuse reconnue, amie de l’underground, « Agnès n’est pas étrangère au fonctionnement de l’école », rappelle Rémy Fenzy, directeur depuis 2010 de la structure, qui quitte son poste à la fin de ce mois de juin 2019. « Elle s’investit surtout au titre du soutien auprès des étudiants à travers le fonds de dotation. » Le fonds de dotation ? Patience, on y reviendra plus loin. Tout ce qu’il faut savoir pour l’instant, c’est que ce fonds de dotation de l’école, c’est Agnès B. qui le préside.

La deuxième raison qui a guidé ce choix, c’est l’impératif technique, explique Rémy Fenzy : « Les machines sont en cours de déménagement, il a fallu trouver le moyen de monter une exposition tout en permettant aux étudiants de garder la main. » En effet, six étudiants ont joué le rôle de commissaires d’exposition pour l’occasion. Ce sont eux qui ont travaillé à partir de la collection d’Agnès B. Du coup, pour Rémy Fenzy, « ça reste un travail pédagogique. C’est un projet d’étudiants qui sera inauguré ». Car l’école ne forme pas que des futurs artistes, mais aussi des commissaires, des médiateurs, bref, tous les métiers de la chaîne.
En attendant, pour l’inauguration de la nouvelle ENSP, la vedette, c’est Agnès B. Et pas vraiment les jeunes artistes formés par l’école, assez frustrés et qui ont dû lever la voix pour se faire entendre. « Les étudiants ont voulu intégrer des images à eux, mais ce n’était pas le but de départ, détaille Fabien Vallos, professeur associé au projet. Il a fallu renégocier, Agnès B. a demandé que ce ne soit pas construit sur le même plan, elle a voulu que sa collection soit maintenue dans son entité. »

La photo d’art version LVMH
Des partenariats, l’ENSP en a plein, avec le secteur public comme avec le secteur privé. On peut citer celui qui la lie à l’Inserm depuis sept ans et permet notamment aux étudiants de travailler autour de l’imagerie médicale. Il y a aussi ceux avec des marques d’appareils photo, Leica et Olympus, les partenariats locaux avec Luma, les Suds, les Rencontres de la photo, la fondation Van Gogh… « On a toujours veillé à avoir le plus de connexions possibles avec des institutions culturelles ou non culturelles mais dont le centre d’intérêt pouvait être autour de l’image, argumente Rémy Fenzy. On a une myriade de partenariats car leur expertise enrichit la pédagogie de l’école. » Dans cette myriade, deux noms ont attiré notre attention ainsi que celle de certains professeurs et de pas mal d’élèves. A savoir Parfums Christian Dior, marque du groupe de luxe LVMH (dont l’actionnaire principal est Bernard Arnault, troisième fortune mondiale avec plus de 90 milliards d’euros et exilé fiscal notoire), et le Jardin d’acclimatation, à Paris, parc lui aussi géré par LVMH depuis 1984. Le groupe y a même construit sa fondation, dont le bâtiment est signé Frank Gehry. Ça rappelle quelque chose. Mais on s’égare, commençons par Dior.
Au mois de juillet dernier, la fondation Luma accueillait la première édition du prix Dior de la photographie pour jeunes talents. Huit jeunes photographes, étudiants ou néodiplômés d’écoles d’art partenaires de l’ENSP du monde entier, sont en lice autour d’un thème imposé par le jury. En 2018, c’était « Beauté, couleur et féminité ». Le gagnant remporte une dotation de 10 000 euros et se voit embauché par la marque pour réaliser les images d’une campagne publicitaire. Pour l’organisation de ce prix, l’école s’occupe de toute la logistique. Dior, de son côté, apporte son soutien au fonds de dotation de l’ENSP. Cette année, rebelote, le concours aura de nouveau lieu en juillet à la fondation Luma, dont Dior est aussi partenaire.
Hélène Bellenger faisait partie des huit étudiants sélectionnés de l’édition 2018 : « Moi, je travaillais sur la représentation de la femme dans le cinéma des années 1920 à 50. Je ne me suis pas dit que je vendais mon âme au luxe, c’est comme un travail de commande, qui en plus s’inscrivait dans mon projet personnel. » Mais ce qui a étonné Hélène, c’est la couleur des réceptions à Luma. « On était sur les murs mais le sujet, c’était Dior. Les influenceuses étaient plus mises en avant que nous. Rien n’était fait pour que les artistes se rencontrent, ni pour les mettre en valeur. Il y avait des tables par pays, on ne pouvait pas se mélanger. C’était un espace de rencontres pour les gens importants. » Et d’ajouter qu’il n’y a même pas eu de prise de parole des jeunes artistes.


Cet été comme l’an dernier, le prix Dior de la photographies pour jeunes talents, dont l’ENSP est partenaire sera montré aux Ateliers, dans les locaux de Luma. Un partenariat avec la marque de parfum très discutée au sein de l’école, notamment par les professeurs et les étudiants. Ph. Eric Besatti

En revanche, ceux que Dior appelle les « amis de la maison », à savoir mannequins et autres influenceuses, ont pu profiter d’un voyage de Paris à Arles à bord du « Dior Express », wagon affrété aux couleurs de la marque. Sur place, Dior Mag, organe de com’ de la maison de luxe, détaille le séjour au cours duquel ses invités ont pu « assister à l’avant-première d’une chorégraphie de L.A. Dance Project, le collectif fondé par le danseur Benjamin Millepied. L’après-midi se poursuit avec un autre événement culturel, la visite de l’exposition Annie Leibovitz, les Premières Années : 1970-1983. Archive Project #1, organisée par le programme d’archives photographiques de la fondation Luma, dont Dior est mécène. Et c’est à quelques kilomètres de là, en pleine nature, que la journée s’achève, autour d’un dîner au son des guitares, à La Chassagnette, un restaurant étoilé dont nombre d’ingrédients proviennent de son jardin biologique. La blogueuse française Adenorah, slingbacks J’adior aux pieds, visite les plantations, tandis que Winnie Harlow prend la pose, hilare, devant la fontaine de pierre… » (Dior Mag, 25 juillet 2018). Le lendemain, le vernissage de l’exposition des jeunes photographes en lice pour le prix est mentionné dans ce petit article, entre une flânerie en ville et une séance de shooting pour les mannequins. Et on vous épargne les articles de Paris Match sur le sujet.

Hélène n’a pas remporté le premier prix. Elle n’a donc reçu aucune dotation. Mais n’a pas non plus récupéré ses images. « Dior paye les tirages, mais après ils gardent tout, ils les font voyager. Je les ai contactés pour les avoir, pour une exposition. Je n’ai jamais eu de retour. C’est un peu de la commande gratos… » Quant à la visibilité attendue, si elle n’était pas au rendez-vous lors du vernissage, peut-être que l’expo a permis un petit engouement médiatique ? « J’ai eu des articles, c’est vrai. Mais c’est grâce à Dior ou tout simplement à mon travail ? » Une chose est sûre : Dior a tiré plus grand avantage de la grande machine de com’ déployée autour du concours que les jeunes créateurs eux-mêmes.

Idem pour le Jardin d’acclimatation. En 2018, le parc parisien, concession du groupe LVMH en cours de rénovation, contacte l’école pour demander à des étudiants de prendre des images du chantier. Un travail de commande entre archivage et regard libre sur l’espace du jardin, en forme de mécénat et de soutien à la jeune création pour le groupe de Bernard Arnault. Le lauréat a reçu une dotation. Mais tous les travaux sélectionnés ont été exposés plusieurs mois sur les grilles du jardin. Paul Pouvreau, autre professeur à l’ENSP, note : « C’est assez intéressant pour eux de demander ces travaux à des étudiants. S’ils étaient passés par des professionnels… » Eh, des professionnels, il aurait fallu les payer !

La réalité du marché
Faire intervenir le travail de commande pour de grandes multinationales dans la formation de jeunes artistes ? Pour Rémy Fenzy, « la question peut se poser mais c’est une question de point de vue. A un moment donné, on forme aussi à la réalité du marché. Aujourd’hui, dans ce contexte, les commanditaires peuvent être aussi liés à l’industrie du luxe. Je dis bien « aussi ». »
Des réalités du monde, les élèves ont bien conscience : « Quand tu veux vivre de ta passion, t’es obligé d’accepter des financements qui viennent d’entités qui ne sont pas dans ta moralité, fait remarquer Mathilde Moignard, ancienne étudiante. Mais l’argent, il faut le prendre où il est. On a cette vision romantique de l’artiste libre, qui mène sa vie comme il veut, financé par des mécènes et qui est informatable. C’est le contraire. Aujourd’hui, t’es obligé de concevoir ta pratique comme un métier. Mais on n’est pas pieds et poings liés à des appels à projet : on peut répondre ou non. » Même analyse pour Lucy Vigoureux, toute fraîchement diplômée de l’ENSP : « L’enjeu, c’est de réussir à rentrer dans le système sans se vendre. Il y a besoin d’argent, sinon t’es précaire et c’est dur de montrer ton travail. »

Ceci dit, pour quelques professeurs, la question de la professionnalisation à la sauce Dior reste ouverte. Paul Pouvreau pose le problème : « La réalité du marché, c’est des gens qui ont de l’argent, oui. Mais considérer que l’art s’insère dans le capital, non. » Et Muriel Toulemonde, professeur à l’école, s’interroge : « A quoi sert l’école ? La professionnalisation d’un artiste, c’est entrer vite dans le marché et/ou être en capacité de mener une recherche artistique sur le long terme ? La question c’est quelles compétences – regard technique, pratique d’auteur – les jeunes apprennent-ils ici, qui font qu’à la sortie ils pourront s’inventer un chemin. Le concours Dior donne un prix, de la visibilité à un seul d’entre eux et ça peut s’éteindre très vite. »

Autre souci : ces concours ne sont en lien avec aucun projet pédagogique. « Il y a mille manières d’approcher la question de la commande, rappelle Muriel Toulemonde. L’école a longtemps eu dans son cursus un  »workshop commande ». L’équipe pédagogique invitait un photographe documentaire qui proposait aux étudiants un thème avec une contrainte de temps et de format. Le  »commanditaire » était lui-même un auteur photographe. Et les productions ne donnaient pas lieu à un prix. » Mais des partenariats privés bien faits, c’est aussi possible. Comme celui avec le label Pias, à travers lequel des étudiants réalisent en ce moment quatre pochettes d’albums de musique baroque tirés du fonds Harmonia Mundi. « C’est un vrai projet pédagogique, insiste Fabien Vallos, qui coordonne le projet. Il y a eu des cours sur l’image et la musique baroque, tout le suivi éditorial. » Les quatre CD sortiront le 14 juillet et les bénéfices des ventes iront au fonds de dotation. Un bon contre-exemple de Dior, pour Fabien Vallos : « Pour Dior, ce n’est suivi par aucun enseignant. Et l’exposition de l’an dernier n’était pas exemplaire, notamment sur la représentation du corps féminin. »
« Certains enseignants avaient mis en cause l’opportunité de ces partenariats, se souvient justement Rémy Fenzy. J’ai dit qu’on pouvait arrêter, mais les étudiants ont dit :  »non monsieur le directeur, pour nous c’est aussi un enjeu. » Et encore une fois, on n’oblige personne, tout se fait sur la base du volontariat. » Et de souligner, aussi, la démarche de Dior ou du Jardin d’acclimatation : « Eux, ils prennent des risques en s’intéressant à la jeune création. Le risque, c’est de se frotter à une image inhabituelle pour Dior par exemple. Pour le Jardin d’acclimatation c’est le même esprit, LVMH a joué le jeu, des travaux étaient un peu critiques. Certaines images auraient pu être censurées, elles ne l’ont pas été. » Le regard critique des étudiants sauve l’intégrité de leurs œuvres ? Muriel Toulemonde se souvient de sa réaction face à l’intitulé du thème du concours Dior 2018 : « J’ai demandé aux étudiants : mais vous ne vous révoltez pas ? Ils m’ont répondu : « Si, mais on peut le détourner ou le retourner, ce thème ». » Reste à voir si intégrer la contestation dans son discours, pour celui qui est contesté, ce n’est pas déjà la faire taire.

Au fond des dotations
Arrive le moment de parler du fonds de dotation de l’ENSP, déjà plusieurs fois évoqué. Et de parler de sous. Rien de plus naturel : un partenariat, c’est une façon de se financer. Et c’est encore plus logique pour un établissement d’enseignement supérieur à l’heure où l’État pousse ces derniers à chercher, de plus en plus, leurs financements eux-mêmes. C’est notamment pourquoi dans la nouvelle ENSP (sous tutelle du ministère de la Culture et dont le conseil d’administration est tout de même présidé par Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions), des locaux de création comme d’exposition seront proposés à la location. Cependant, pour l’heure, Fabien Vallos le rappelle : « La dotation de l’Etat a augmenté. L’école reste un joyau du public. » L’ENSP est publique et fonctionne grâce à de l’argent public. Les dons des partenaires privés n’entrent pas dans le budget de l’école : ils passent dans le fonds de dotation, créé en 2015 et présidé par Agnès B., comme on l’a déjà dit. Parfums Christian Dior et le Jardin d’acclimatation en sont aussi partenaires.

Ce fonds de dotation a été créé autour de trois axes : aider les doctorants avec une allocation de trois ans, l’Etat ne versant pas de bourse doctorale pour les étudiants en école d’art ; aider les boursiers de plus de 28 ans au-dessus de l’échelon  7 en payant leur loyer, et favoriser la mobilité internationale. C’est que 46 % des étudiants de l’école sont boursiers. Or, tout ça, « il fallait trouver un moyen de le faire », explique le directeur. D’où le recours à Dior, au Jardin, à Agnès B., ou encore à la banque Neuflize OBC. Dont les dons au fonds de dotation sont par ailleurs défiscalisés. Dans la catégorie, LVMH et son patron Bernard Arnault sont champions depuis très longtemps reconnus.

Les grandes entreprises ont depuis longtemps compris l’intérêt du mécénat, qui accroît leur prestige et diminue leurs impôts. Tout en augmentant considérablement la note pour l’Etat. Et ça, c’est pas l’Arlésienne qui le dit, c’est la Cour des comptes, cette année même : le mécénat, ça coûte trop cher. Car si 60 % des dons sont défiscalisés, ça veut dire en creux que ces 60 %, c’est l’Etat qui les paye. Donc le contribuable. Et la fameuse cour de pointer LVMH : entre 2007 et 2017, 518 millions ont été économisés par le groupe via le mécénat (lire « Financement de la culture option défiscalisation » – dossier Arles capital de l’art – l’Arlésienne n°6 – été 2019). Rémy Fenzy tempère cependant : « On n’accepte pas tous les partenaires. Un grand fabricant d’armes a voulu se rapprocher de l’école, on a dit non. LVMH, c’est pas des tueurs. Ils font des montages financiers qui m’échappent, mais de là où nous sommes, les intérêts des uns et des autres sont bien gardés. »

Mais il y a un autre problème : dès qu’on se penche sur le fonctionnement précis du fonds, tout est moins clair. D’abord parce que ses comptes ne sont pas publiés. C’est pourtant une obligation légale, à laquelle se plie par exemple, sans rechigner, le fonds de dotation Luma de la voisine Maja Hoffmann. Du coup, impossible de savoir précisément qui donne, et combien. D’après l’école, chaque fois qu’un privé donne pour financer un projet, il y a un surplus pour financer aussi les trois fameux axes. Dior, pour l’instant, n’a rien versé au fonds : le chèque arrivera cette année, pour les éditions 2018 et 2019 du concours. La somme devrait osciller entre 25 000 et 50 000 euros, qui serviront à couvrir les frais occasionnés par l’événement. Un restant, lui, sera bien destiné aux trois axes. Mais impossible de savoir à combien il s’élèvera. Le Jardin d’acclimatation, lui, n’aurait rien versé du tout. Il a directement défrayé les étudiants, sans passer par le fonds. Agnès B., dont Rémy Fenzy dit qu’elle aide les boursiers, ne participe pas au fonds. Elle le préside. La banque Neuflize OBC finance bien la bourse d’études d’un chercheur en résidence, à hauteur de 5 000 euros, sur trois ans. Et l’école a bien aidé l’an dernier au moins deux boursiers et un étudiant en grand besoin. Voilà. Malgré ses riches partenaires, le fonds de dotation n’est pas encore au niveau de la Sécurité sociale.

Nicolas Puig

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