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L’odeur de l’argent dans la photographie. Entretien avec Mathieu Asselin et Sergio Valenzuela Escobedo

L’odeur de l’argent dans la photographie. Entretien avec Mathieu Asselin et Sergio Valenzuela Escobedo

Photographe documentaire diplômé de l’Ecole nationale de la photo, Mathieu Asselin est l’auteur d’une enquête sur la multinationale américaine Monsanto et ses effets dévastateurs sur les hommes et l’environnement, présentée en 2017 aux Rencontres d’Arles. Cette année, c’est un autre constat qui l’a poussé à lever la voix : la tenue à Arles du prix photo d’HSBC, banque d’affaires impliquée, notamment, dans le blanchiment d’argent du narcotrafic. Avec son commissaire Sergio Valenzuela Escobedo, il a donc monté une installation dans leur atelier, rue Faure. Là-bas, ils invitent aussi à une série de discussions pendant la semaine des Rencontres. Pour interroger le sponsoring dans la photo, spécialement documentaire.

D’où est venue l’idée de parler des multinationales pendant les Rencontres cette année ?
Sergio Valenzuela : Tout commence par une réponse à un événement qui a lieu cet été à Arles, le prix HSBC pour la photographie. Comme souvent pour les projets de Mathieu, celui-ci commence par une indignation. On s’est demandé comment réagir. Mathieu a commencé à faire des photos et au bout de quelques mois, on a repris l’idée de son premier projet d’auto-édition, le journal The Ninety Nine Percent, imprimé lors du mouvement de contestation pacifique dénonçant les abus du capitalisme financier à Wall Street en 2011. Ici, on présente donc un nouveau journal de quatre pages avec ces photos et une réflexion écrite par Sunil Shah, qui travaille souvent avec nous, et qui parle du capital dans la culture et la culture du capital.

Mathieu Asselin : Le sujet, c’est le corporate et le sponsoring dans la photographie. Mais ce qui nous intéresse le plus spécifiquement, c’est la photo documentaire. Je crois qu’avant tout, il faut savoir d’où vient l’argent des prix. Même s’il faut garder en tête que chaque prix est différent, chaque prix a des enjeux différents. C’est toujours au cas par cas. Et tous les prix corporatifs ne sont pas faits avec de l’argent pas net, tout le monde n’est pas pourri ! Mais dans le cas d’HSBC, on sait très bien qu’ils ont eu depuis 2012, aux Etats-Unis puis en France, une série de procédures juridiques. Ce sont deux cas différents, pour évasion fiscale et blanchiment d’argent, du cartel de Sinaloa notamment. Ce sont des faits, pas des spéculations. Il y a aussi le cas de SwissLeaks en 2015, qui nous a appris que des centaines de milliers de fortunes du monde entier ont utilisé HSBC pour cacher leur argent dans des paradis fiscaux. HSBC offrait presque des paquets commerciaux pour ces gens-là.

SV : On n’est pas contre le privé et le public n’est pas non plus exempt de critiques. Par exemple, en Croatie, un festival de photographie a reçu moins de financement public car le programme n’était pas conforme à la politique de l’État. La question est de savoir quelle marque finance quoi, comment, pourquoi et à quel moment. Ici on veut créer un espace pour discuter de ce sujet : comment on fait aujourd’hui avec les prix, si on gagne, comment on utilise l’argent, on l’accepte, on ne l’accepte pas ? Est-ce que c’est une bonne idée de participer ? On va inviter des personnes qui sont des jurys, des directeurs artistiques, des commissaires, des critiques, des amis, des photographes et on va en discuter.

MA : C’est le plus important. Ce qu’on veut faire, ce n’est pas spécialement juger, mais commencer à soulever des questions. On ne peut pas dire que cette problématique n’existe pas. C’est mieux de s’asseoir, de parler, de son importance ou pas, de la cerner, et surtout de voir comment la résoudre. On fait une contre proposition au prix HSBC, mais ce n’est pas simplement un accrochage. Quelque chose, on espère, sortira de cette série de discussions. Le sujet n’est pas nouveau. En 2013, une table ronde « Mécéner la photographie » a été organisée à l’institut national d’histoire de l’art. Mais aucun photographe n’était présent, c’est dommage !

HSBC, Kering aux Rencontres : Arles capitale de l’évasion fiscale cet été ?
MA : Kering aux Rencontres, bien sûr que ça pose question. Je trouve que face à une corporation qui est poursuivie en justice pour évasion fiscale, il faut se demander si on veut son argent ou pas. Le problème de l’évasion fiscale est aussi important que le problème du réchauffement climatique, que les pesticides… Moins d’impôts, c’est des hôpitaux qui fonctionnent mal, des écoles… Sponsors ou non, il faut savoir ce que font ces compagnies. Par exemple, à la biennale du Whitney museum, à New York, plusieurs artistes ont protesté contre une personne de la direction du musée, parce que cette personne est liée au business d’armes.

Les prix photo sont de plus en plus financés par des multinationales ?
MA : Je ne sais pas, je dirais que oui, mais je n’ai pas les statistiques. Ce que je pense, c’est que maintenant, le mécénat a changé. D’une personne privée qui a beaucoup d’argent, on est passé à des corporations. La différence, c’est que les corporations n’ont pas de visage. Tout le monde a des intérêts, on ne donne pas de l’argent gratuitement, mais on peut toujours espérer qu’un privé avec beaucoup d’argent donne parce qu’il aime vraiment l’art. De la part des corporations, et c’est prouvé, ce n’est pas gratuit, elles utilisent ça pour leur image. Et trop souvent pour défiscaliser aussi. Alors, la question qui se pose est la suivante : souhaitons-nous faire partie de leur image de marque grâce à notre travail et participer, dans de nombreux cas, à une fausse illusion d’éthique et d’engagement social ? Pour ma part, non.

Les corporations en profitent pour orienter le propos artistique ?
MA :
Ça, je n’ai pas de preuves. En ce qui concerne la censure, je n’ai jamais été victime ni participé volontairement à l’autocensure. Le seul exemple que je connaisse est celui du Prix Elysée de 2011 où l’artiste palestinienne Larissa Sansour dénonce le sponsor Lacoste, qui veut la retirer de la liste des finalistes1. Ou aussi le cas de Newsha Tavakolian et le prix Carmignac1. Là, nous avons, éventuellement, des exemples. Mais il n’y a pas seulement la censure. Plus que la censure, je dirais que l’autocensure peut aussi être un gros problème. Je pense que la grande question est : quels sont les risques liés au corporate sponsoring à moyen et long terme ?

Est-ce que la question se pose plus qu’avant chez les artistes ?
MA :
Nan Goldin2 vient de dire il y a quelques jours : « Je n’expose pas dans ce musée tant que vous ne virez pas un des financeurs, parce que son argent vient d’une compagnie qui fabrique des opioïdes (la famille Sackler, dynastie pharmaceutique et mécène très présente dans l’art contemporain ndlr). » Nan Godlin est allée plus loin en faisant un travail important dessus (création de l’association P.A.I.N pour Prescription Addiction Intervention Now, réalisation d’une une action symbolique au musée de Guggenheim de New-York, lancement d’une pétition et le #ShameonSackler sur les réseaux sociaux ndlr).

SV : Donc oui, les artistes se réveillent, sont plus attentifs. Mais le public aussi. Aux Etats-Unis, ça fait quelques mois qu’ils sont en train d’essayer de virer M. Kanders, un membre du conseil d’administration du Whitney, dont l’entreprise vend du gaz lacrymogène utilisé contre des Mexicains à la frontière. Et les gens se plantent en face du musée avec des pancartes qui déclarent « Warren Kanders doit partir » ou « Quand on respire, on respire tous ensemble ».

MA : Il commence à y avoir une prise de conscience et c’est normal, on ne peut pas être contre le réchauffement climatique, contre les pesticides, contre les injustices sociales et ne pas être contre ce genre de choses dans le monde de la photo et dans le monde de l’art en général. On ne peut pas dire : moi, je fais un travail sur le réchauffement climatique, tout en recevant un gros prix ou un financement de Total, et ne rien faire ni dire. Syngenta avait, jusqu’à récemment, un prix pour la photographie et l’écologie. Quelle contradiction, non ? Eh bien, je pense que le monde du sponsoring, la photo documentaire et la photo en général, en est plein. Je voudrais savoir comment fonctionnent ces contradictions pour savoir quoi faire et comment. Pas seulement comme artiste, photographe mais surtout en tant que citoyen conscient du manque de transparence dans le monde corporate.

Au-delà de ce que vous avez fait sur Monsanto à la Deutsche Börse3, avez-vous des éléments de réponse ? Que faire face à l’argent ?
SV : Chaque exposition est une situation différente. On ne peut pas faire une formule. Il faut étudier au cas par cas les institutions pour savoir comment réagir ou pas. Après on ne peut pas toujours éviter la nomination, parce que dans certains prix, d’autres personnes te nominent. Ça, c’est quelque chose dont on peut discuter d’ailleurs, pourquoi on est nominé à des choses qu’on ne veut pas ?

MA : Bon, c’est quand même des pairs qui valorisent ton travail. C’est pour ça que j’ai toujours dit : il y a l’argent et il y a nos pairs, qui nous nominent. Je pense que ça c’est magnifique, des gens du monde de la photo qui trouvent que ton travail est assez important, assez bon pour te nominer. Après, à côté, il y a l’argent, je crois que c’est important de faire cette distinction. Comme je te dis, je serais très content d’accepter un prix HSBC au nom de mes pairs. En revanche, l’argent qu’est-ce qu’on fait avec ça ? Chaque chose, c’est au cas par cas. Je pense qu’il faut bien savoir où on a les pieds, et surtout où on va mettre les pieds. Après on peut aussi se tromper, on n’est pas parfait.

SV : Avec Nan Goldin, on se rend compte qu’on peut dire : moi, je ne participe pas et le musée a refusé un million de livres (soit 1,17 million d’euros) de la famille Sackler. Et si un autre veut l’accepter ? C’est son souci. La police, c’est pas nous. Nous on va faire les efforts les plus grands pour comprendre où, qui, comment, d’où. Le but, c’est de comprendre les mécanismes des corporations. Personnellement je pense qu’on a du pouvoir, Nan Goldin le dit très bien : « Les gens font pression, et s’ils veulent maintenir leur place d’institutions culturelles et éducatives, ils doivent écouter les gens et faire la bonne chose. Ils doivent prendre une décision. »

Propos recueillis par Nicolas Puig

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l’Arlésienne n°17 – automne 2023