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En Crau, un noble agriculteur veut-il faire carrière ?

En Crau, un noble agriculteur veut-il  faire carrière ?

Décaisser trois mètres de terre sur 15 hectares agricoles, voilà le chantier fou qu’escompte mener un exploitant agricole, cousin de la famille royale de France. Des écologistes patentés à la Direction départementale des territoires et de la mer en passant par la chambre d’agriculture, tous les avis, dans l’enquête publique qui vient de se terminer, considèrent qu’il s’agit d’un projet de carrière dissimulé sous un oripeau agricole.

Changer la pierre de Crau en or ! Est-ce la volonté de l’exploitant agricole Nicolas de Sambucy de Sorgue ? Dans la plaine de la Crau, il entend faire excaver 15 ha de terres agricoles sur trois mètres de profondeur. Le tout aurait pour objet, « l’amélioration agronomique des sols », en remettant un mètre de meilleure terre. Le projet, dont l’enquête publique s’est terminée le 14 mars, soulève unanimement le rejet : autant du côté des riverains, des écologistes que de la chambre d’agriculture. Tous dénoncent un projet de carrière dissimulé derrière un projet agricole, qui porterait des atteintes irréversibles à l’environnement et aux terres agricoles.

Noblesse agricole
Le noble arlésien se rend discret. Tellement discret que le numéro de téléphone renseigné dans le cadre de l’enquête publique et dans les pages jaunes, « n’est pas attribué », nous informe la voix enregistrée sur laquelle on tombe en pareille situation. Est-ce un moyen de ne pas souffrir de la contradiction ? Plusieurs responsables associatifs, citoyens et Claude Lecat, l’élue arlésienne déléguée au village de Mas Thibert, ont signalé l’abonné absent à l’enquêteur public. Quant à l’Arlésienne, elle a essayé par différents moyens d’établir le contact. En vain !

Les Sambucy de Sorgue s’exposent plutôt dans la presse adressée aux nostalgiques du temps béni de la monarchie. Elle met en scène le domaine de Montmajour, situé à côté de l’Abbaye du même nom, en direction de Fontvieille et des Alpilles, lorsqu’il est le siège de mariages et autres baptêmes de cousins de sang royal de Nicolas. C’est que les Sambucy de Sorgue ont fait alliance avec la famille d’Orléans, héritière du trône de France ! Rien que ça ! Mais nous ne nous attarderons pas sur ce Point de vue1…

Le domaine de Montmajour, c’est aussi une société agricole qui produit des céréales et de l’huile d’olive. En Crau, à quelques encablures au nord-ouest de Mas Thibert, au lieu-dit Galignan Est, elle possède 21 ha de terres – 20 % de l’ensemble de sa propriété – qui sont actuellement mis en culture par rotation entre du blé dur et du pois chiche. Dans son épais dossier (de plus de 500 pages) déposé auprès des pouvoirs publics, il témoigne avoir du fil à retordre avec le sol si caractéristique de la Crau, fait de dépôts millénaires des alluvions de la Durance. Le matériel agricole subit une « usure prématurée » et « des densités de semis supérieures » sont nécessaires, « pour un rendement moindre », de 25 à 50 % de moins que les autres parcelles du domaine. Maudits galets !

Amélioration agronomique des sols »
Vs carrière déguisée
Et c’est sans compter sur le mistral qui malmène durement les cultures. C’est pour s’en abriter que le projet propose l’abaissement de trois mètres de 15 des 21 ha, tout en érigeant une haie végétale à même de couper l’élan du maître des vents. Le promoteur de ce projet en fait une profession de foi pour le développement durable. Selon les considérations de l’étude d’impact qu’il fournit, les conséquences sur la faune et la flore seraient faibles ou même positives, grâce à la haie, nouveau lieu de biodiversité. Celles sur la nappe phréatique de la Crau seraient maîtrisées, tout comme l’impact sur le paysage et les activités du voisinage. « L’amélioration agronomique des sols » professée permettrait d’améliorer les rendements de 50 % tout en préparant l’adaptation au changement climatique à venir : en évitant l’emploi de l’irrigation et le recours supplémentaire à des intrants chimiques. Côté économique, ce chantier de « substitution de sol » serait à l’équilibre. Le lecteur suppose, puisqu’il manque des précisions dans le dossier, qu’il en serait ainsi grâce à la vente des matériaux retirés, cédés à la société Calcaires régionaux à Fos-sur-Mer. La caillasse de Crau devient sonnante et trébuchante une fois transformée pour la construction, en particulier pour le soubassement de routes. La société fosséenne est par ailleurs responsable de la provision de la terre qui viendrait en remplacement, sans que l’origine et la qualité ne soient précisées.

Mais le gigantisme de l’affaire fait tiquer beaucoup de monde. « Ce projet consiste en un décaissement de 15 ha sur une profondeur de trois mètres soit 450 000 m3 et 630 000 tonnes de matériaux. L’étalement des travaux se ferait sur huit ans, à raison de deux hectares par an. Au plan local d’urbanisme, la parcelle est en zone agricole et ces travaux d’excavation me semblent incompatibles avec cette vocation », nous résume Claude Lecat, élue déléguée à Mas Thibert. Elle nous informe au passage que le conseil municipal d’Arles vient de prendre une motion en défaveur du projet, lors de sa séance du 27 mars. A l’enquêteur public, Claude Lecat a fait savoir son avis défavorable, partageant globalement les mêmes analyses que les autres avis, « à ce projet qui impacterait de manière très négative l’état des voiries, la valeur des parcelles agricoles environnantes, la qualité rurale et environnementale, et potentiellement la nappe de Crau ». L’accès à la parcelle concernée se fait par des voiries communales « fragiles, étroites, non dimensionnées à un tel projet, qui verraient passer des camions de plus de 19 tonnes par milliers. Nous avons déjà des difficultés à entretenir ces voiries », affirme l’élue.

Douze espèces d’oiseaux, huit espèces de chauves-souris protégées et un ver de terre endémique
Les agriculteurs riverains doutent du bien fondé agricole d’une pareille affaire. A l’image d’Yvan Martin, éleveur bovin et ovin dont l’exploitation est située à « 800 m à vol d’oiseau ». Pour l’agriculteur, la rentabilité agricole par une telle débauche de moyens est indéfendable. « Le retour sur investissement ne viendra pas avant 20 à 25 ans. Ce n’est pas un projet agricole, c’est une carrière qui, en se cachant derrière un projet agricole, permet d’éviter la demande des autorisations imposées aux carrières », pense-t-il. Puis il assène, « des cultures qui fonctionnent, il y en a dans le secteur ».

En l’absence de propriétaire joignable pour faire le tour… du propriétaire, nous nous sommes rendus sur place avec Jean-Luc Moya de l’association Agir pour la Crau. « J’aimerais voir le business plan du truc. J’ai du mal à comprendre comment on peut poser un dossier pareil », reste interloqué l’écologiste. Sur place et aux alentours, nous constatons la présence de cultures nombreuses et fournies : oliveraies et vignes côtoient d’autres cultures céréalières. La parcelle concernée par le projet est d’ailleurs plantée de jeunes pousses de blé toutes vertes. « Il y a plusieurs techniques pour le dépierrage mais pas pour excaver sur trois mètres. Ce n’est pas cohérent », poursuit Jean-Luc Moya qui voit lui aussi un projet de carrière déguisée. Pour l’écologiste, les conséquences sur l’écosystème de ce coin de Crau, « qui est la dernière steppe d’Europe », seraient désastreuses. « Le site présente notamment un intérêt fort pour l’avifaune et les chiroptères, avec un minimum de douze espèces d’oiseaux protégées nicheuses et huit espèces de chauves-souris protégées ou à fort enjeu de conservation, utilisant les abords de la parcelle concernée par les travaux pour se déplacer et s’alimenter, la présence de gîtes à proximité pour ces espèces n’étant pas exclue », estiment les associations Agir pour la Crau et Nature et citoyenneté en Crau Camargue Alpilles (Nacicca) dans un avis commun transmis à l’enquêteur public.

S’il va au bout, le choix du domaine de Montmajour serait désastreux et surtout irréversible, égrainent les avis dans l’enquête publique ! « Ces sols comprennent notamment une très vieille matière organique garante de leur stabilité structurale et certaines composantes biologiques comme un ver de terre (Hormogaster elisae) qui pourrait bien être une espèce endémique de la plaine de Crau », expose le scientifique Thierry Dutoit, directeur recherche CNRS et directeur adjoint de l’Institut méditerranéen de biodiversité et d’écologie (IMBE). « Les sols des terrasses anciennes de la Durance dans la plaine de Crau constituent donc une ressource non renouvelable et fragile dont la destruction est totalement à proscrire au risque de dégrader profondément et de manière irrémédiable le fonctionnement des sols et de la végétation de ces espaces », laisse-t-il comme analyse à l’enquêteur public.

« Les travaux présentés sont complètement disproportionnés par rapport à l’objectif » Monsieur Nicolas de Sambucy de Sorgue aura réussi à mettre d’accord les écologistes avec la chambre d’agriculture. Ce qui n’est pas fréquent. La chambre dénonce le fait que le changement de la nature du terrain « hypothèquerait à tout jamais le production de foin de Crau » qui bénéficie d’une appellation d’origine contrôlée (AOC). Une observation partagée avec le comité du foin de Crau. « Huile et olives de Provence » est l’autre AOC qui pourrait être compromise, pointe la chambre. Enfin, elle s’inquiète d’un risque accru d’inondation et de pollution des eaux souterraines. « La parcelle après aménagement présenterait une altimétrie de deux mètres au-dessous du niveau du sol initial, favorisant l’inondabilité des terrains et les risques de pollution de la nappe phréatique », considère-t-elle. « Le dossier ne semble pas étudier l’impact sur le risque d’inondation de cet abaissement, notamment le risque de formation et d’alimentation d’une cuvette hydraulique », abonde la Direction départementale des territoires et de la mer (DDTM).

L’avis des services de l’État sous la conduite de la DDTM se fait cinglant sur d’autres points. Ainsi, « le risque de pollution [sur la nappe phréatique de la Crau] sera intensifié par les produits phytosanitaires et les nitrates d’une nappe à faible profondeur. […] Les milieux ouverts sont préférables pour l’avifaune steppique de la Crau. Ajouter une haie sur l’exploitation n’est pas recommandé pour ces espèces ». Et sur la considération globale, la DDTM partage la suspicion de carrière dissimulée. « Les travaux présentés sont complètement disproportionnés au but poursuivi, cette nature de sol n’est pas optimale mais adaptée pour les grandes cultures […]. Il n’est pas fait mention dans le dossier de la destination réelle des matériaux extraits. On peut supposer que ces derniers seront vendus et que le profit réel est bien le but de l’opération », écrit-elle.

Pour les raisons détaillées plus haut, le Parc naturel régional de Camargue donne également un avis défavorable. Seul contre tous, la peine devrait être grande pour Nicolas de Sambucy de Sorgue à faire valider son projet à l’encontre du sens commun agricole et écologique. L’enquêteur public doit quant à lui rendre son avis au plus tard le 14 avril. Ecologistes et agriculteurs entendent bien que ce projet ne puisse jamais voir le jour. Dans le cas contraire, ce serait « ouvrir une boîte de Pandore » qui donnerait des idées à d’autres agriculteurs peu scrupuleux.

Pierre Isnard-Dupuy
Collectif Presse-Papiers

Mise à jour 19 avril 2019 : le commissaire enquêteur a rendu son avis défavorable. Lire ici, c’est tout à fait savoureux :

http://www.bouches-du-rhone.gouv.fr/content/download/31158/181799/file/Conclusions%20et%20avis%20du%20commissaire%20enqu%C3%AAteur.pdf

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