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Patrimoine : massacre à l’organigramme

Patrimoine : massacre à l’organigramme

Article initialement publié le 28 octobre 2021 dans l’Arlésienne n°13 au sein d’un dossier sur la réorganisation des services de la Ville d’Arles.

L’année où la ville fête ses 40 ans d’inscription au patrimoine mondial de l’Unesco, le service patrimoine s’apprête à faire un bond de 25 ans en arrière. Avec la réorganisation des services et l’éclatement de la direction du patrimoine dans plusieurs pôles et directions, c’est toute une construction de générations de techniciens et d’élus qui vole en éclat. Jusqu’alors, la direction du patrimoine était prise en exemple au niveau national et international pour ses compétences transversales. Les dégâts sont déjà faits et les moyens disparaissent. Il n’y a plus d’ingénieur du patrimoine dans les services de la Ville d’Arles.

Jean-Pierre Camoin l’avait mis en place, Michel Vauzelle et Paolo Toeschi l’avaient développé, Hervé Schiavetti a poursuivi en créant des postes… Patrick de Carolis, l’homme de culture, l’amoureux des vieilles pierres va-t-il y mettre fin ? C’est un contresens de l’histoire que s’apprête à vivre Arles. Les observateurs et les principaux concernés oscillent : « Il n’a pas compris ce qu’est la direction du patrimoine, comment elle fonctionne et qui sont les agents qui l’animent », « je ne comprends vraiment pas pourquoi il fait ça », « est-il arc-bouté sur les conclusions du cabinet SPQR à qui il a confié l’élaboration du nouvel organigramme ? » Si l’étonnement est si grand, c’est que la direction du patrimoine a fait preuve de son efficacité. Au niveau national, elle est régulièrement prise en exemple, dans le milieu professionnel ou au ministère, tout comme celle de Bayonne. Elus et techniciens de Marseille, Avignon, Lyon, Saint-Etienne, Montpellier, Grasse, Toulouse, Nancy, Dijon… consultent ou visitent le service arlésien pour faire évoluer le leur. Au niveau international, un partenariat a été conclu avec l’Algérie pour la revitalisation de la Casbah d’Alger. Des échanges ont également été mis en place avec la Serbie, pour la création d’un plan de gestion du patrimoine à Nìs, ville natale de Constantin. Les agents du service vont y former des étudiants. Comme ils le font déjà dans la licence et le master des métiers du patrimoine installés à Arles, parce que le terreau de la ville et son service le permettaient.

Mais qu’a-t-il de si particulier, ce service patrimoine ? Il était jusqu’alors un service à part, directement rattaché au directeur général des services (DGS). Au plus proche du chef d’orchestre de la ville pour montrer l’importance hiérarchique du sujet, faciliter les réalisations et irriguer les autres services. Ce n’était d’ailleurs pas un  »service » mais une  »direction » du patrimoine avec, en son sein, différentes compétences : travaux pour les monuments historique, permis de construire pour le secteur sauvegardé, pédagogie pour les écoles et les publics, coopération internationale et gestion des monuments, de la caisse aux visites. Chaque permis de construire, chaque modification de façade, d’espace vert, chaque événement culturel ou sportif organisé dans le centre-ville passait par les bureaux du deuxième étage du pôle de service public de la rue Parmentier. Les agents jouaient leur rôle de conseil auprès des élus et des autres services de la ville avec le spectre de la réglementation des différentes protections, notamment le Code du patrimoine.

La genèse de l’exception arlésienne
Résolument, la ville d’Arles avait son « paradis du patrimoine », construit patiemment par des générations de techniciens qui avaient réussi à faire comprendre aux élus successifs que donner un rôle central au patrimoine dans les politiques arlésiennes en plus d’être primordial, était un bon calcul. « Il fallait être convaincant », se souvient Bouzid Sabeg, premier directeur du patrimoine du nom en 1995. A l’époque, Jean-Pierre Camoin, maire d’une ville fraîchement dotée d’un secteur sauvegardé, vient chercher Bouzid Sabeg, ingénieur du patrimoine au ministère de la culture en poste à la conservation régionale des monuments historiques. Son rôle, épauler l’Architecte des bâtiments de France (ABF) chargé d’instruire tous les permis en secteur sauvegardé et de s’occuper de tous les monuments historiques d’Arles, en passant par la Camargue et les Alpilles. C’était trop pour un seul homme, surtout avec la richesse du patrimoine de la petite Rome des Gaules.

A force d’être tatillon avec les agents de l’urbanisme sur les permis de construire en secteur sauvegardé ou pour les travaux sur les monuments de la ville, Bouzid Sabeg fait naître l’idée dans les autres services qu’il serait plus efficace de lui donner des agents. Gagnant-gagnant. Bouzid Sabeg peut ainsi former des experts et les autres services sont moins sollicités. Et les vieilles pierres d’Arles gagnent en niveau de services. Dans des petits bureaux de l’annexe du Cloître, il commence alors à rapatrier des agents passionnés par le patrimoine depuis les autres services. Ainsi est intégrée la compétence d’accueil des publics, des travaux en secteur sauvegardé, la gestion des monuments et ainsi de suite. Dans l’organigramme, avant la municipalité de Carolis, 43 postes sont inscrits à la direction du patrimoine, dont 22 pour l’ouverture des monuments au public. Et une direction puissante dont l’influence circule dans tous les services. C’est tout cela qui est remis en cause par le nouvel organigramme de la ville d’Arles. Au lieu d’une super direction, le service patrimoine sera inclus dans une direction du patrimoine et de la culture, elle-même sous la responsabilité du directeur général adjoint d’un département animation et attractivité du territoire. Toutes les compétences de l’ancienne direction sont éclatées dans deux départements et trois directions. Le directeur du patrimoine a été remercié en avril. C’était pourtant lui qui avait la légitimité hiérarchique, en cas de besoin, d’attraper l’oreille des autres services de la ville ou de la communauté d’agglomération. « Quand le directeur du service patrimoine appelait un autre directeur, ça donnait plus de poids, le problème était réglé rapidement », se souvient un agent. Aujourd’hui, pas de direction, pas de directeur.

Perte de compétences et de sens
Dans la direction du patrimoine, le service secteur sauvegardé est l’un des grands perdants de la nouvelle organisation voulue par la municipalité de Carolis. Il était composé de quatre agents : un chef polyvalent, un chargé des rondes de surveillance et deux autres chargés de l’instruction des permis de construire. Ces deux derniers postes ont été intégrés depuis le privé en 2015 après avoir travaillé pendant 10 ans à inventorier le patrimoine arlésien et participé à la rédaction du Plan de sauvegarde et de mise en valeur du secteur sauvegardé. Des passionnés de la ville qui avaient accepté une réduction de salaire pour travailler dans l’équipe de la direction du patrimoine de la mairie. Par passion et pour l’ambition du projet.

Mais sur l’autel de la réorganisation « par métier », ces agents spécialisés ont été déplacés au service urbanisme. Fini le temps où ils ne s’intéressaient qu’à la partie patrimoniale des permis, conseillant un enduit plutôt qu’un autre pour respecter au mieux la pierre, où ils prenaient le temps de rencontrer les porteurs de projets, les architectes, de visiter les chantiers pour sauver une cheminée XVIIe siècle ou une menuiserie XVIIIe dont les détails échappent au commun des archis… Aujourd’hui ces postes ont été intégré au service de l’urbanisme pour instruire, comme le font les autres agents, des permis de construire en secteur sauvegardé. Une situation qui se devait temporaire, pour aider à la continuité du service public pendant la période Covid. Mais avec le nouvel organigramme, le temporaire est devenu permanent sans que ce changement ne soit acté officiellement. Des missions modifiées radicalement sans une discussion avec un élu, ni la signature d’un document. Une perte de sens pour ces deux agents qui passaient leur temps dans leur spécialité et qui doivent plancher aujourd’hui sur du travail administratif. L’un est d’ailleurs reparti, à contre-cœur, dans le privé. L’autre commence sa journée avec une centaine de mails à rattraper et une cinquantaine de demandes de rendez-vous qu’il ne pourra pas honorer. Moins de conseil, moins de terrain et les rues d’Arles qui en pâtissent. « On voit revenir des entreprises qui ne font pas un travail de qualité. Petit à petit on avait réussi à conseiller les porteurs de projets pour qu’ils s’orientent vers des entreprises qui travaillent en respectant le patrimoine », constate un ancien du service. Sophie Aspord, adjointe à l’urbanisme et au patrimoine, se veut rassurante sur les effectifs et annonce qu’un agent « est en cours de recrutement » pour remplacer l’agent parti dans le privé. Elle justifie le choix du changement d’organisation par le spectre de la simplification des « démarches de l’usager qui se dirigera désormais vers un seul service pour le conseil, le suivi régulier de son dossier depuis son dépôt jusqu’à l’arrêté de permis ». Effectivement auparavant, il y avait deux interlocuteurs : un instructeur du service des permis et un autre, spécialisé dans le patrimoine. Double service, double compétence, double contrainte.

Un service très contraignant à mettre hors jeu ?
Peut-être aussi que la nouvelle équipe élue a vite compris que le service patrimoine était un empilement de contraintes pour son action. Que son fonctionnement quasi-autonome dépassait presque le contrôle des élus. Et le franc-parler de David Kirchthaler, le directeur du patrimoine que la municipalité n’a pas souhaité conserver (lire ci-dessous : Des projets abandonnés) n’a peut-être pas aidé son cas. Il défendait une vision très sélective des événements autorisés à se servir des monuments arlésiens. Pour l’utilisation des arènes, il a milité contre une patinoire à Noël, le week-end de beach-volley ou contre les DJ arlésiens qui venaient se faire filmer, des événements susceptibles d’entraîner des fermetures ou des altérations des monuments pour les visiteurs, ou encore de dégrader leur image. Il posait toujours la question de la pertinence des événements avec le cadre des monuments classés Unesco. C’est aussi ça, la nature de la relation entre les techniciens et les élus. Les techniciens sont là pour conseiller, aviser, dire ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, ce qui est légal ou pas. Et parfois, comme dans toutes les collectivités, les chefs de service se prennent pour des élus et les élus pour des chefs de service. Voilà pourquoi il est difficile de maintenir en poste un directeur dont la vision diverge de celle de son élu. « S’il n’aimait pas David Kirchthaler, il aurait pu le remplacer, mais garder quelqu’un qui est ingénieur du patrimoine, un spécialiste de la question, quelqu’un dont c’est le métier, ils sont moins de 200 en France, mais c’est le minimum pour une ville comme Arles, ce ne peut pas être n’importe quel fonctionnaire de catégorie A qui prend le rôle du chef d’orchestre du patrimoine arlésien », analyse un agent, terriblement déçu de la transformation du service. Contre-sens de l’histoire, aujourd’hui, il n’y a plus d’ingénieur du patrimoine au sein de la mairie d’Arles.

En mairie, le 2 avril dernier, toute la direction du patrimoine se rend auprès du maire. Une réunion où les agents tentent de changer le sort de leur outil de travail. L’organigramme ? « On ne changera rien », a tranché Patrick de Carolis. Rigidité conservée depuis. Les agents, passionnés, sont dégoûtés et démotivés. Après l’ouverture des événements anniversaire de l’Unesco fin octobre 2021, beaucoup se poseront la question de rester ou pas. L’hémorragie des cerveaux et des compétences va-t-elle se poursuivre ?

Eric Besatti

Photo de une : Ce sarcophage des Alyscamps a été enfoncé par un prestataire événementiel pendant une soirée des Napoleons en juillet 2021. Cet organisateur d’événements se fait mettre à disposition plusieurs monuments arlésiens gratuitement sans contrepartie en provoquant des indisponibilités pour les visiteurs. Photos Marie-Océane Dubois.


Les monuments, une manne pour la ville

Le service patrimoine gère le personnel et la stratégie des entrées dans les six monuments arlésiens. Les 787 449 entrées (chiffres 2019) rapportent 2,4 millions d’euros à la Ville. C’est 400 000 euros de plus qu’en 2015, avant la mise en place de la stratégie adoptée par la direction du patrimoine. La recette des entrées des monuments représente 7 à 8% des recettes propres de la Ville, un chiffre supérieur à celui des parkings. Les agents du patrimoine avait fait la preuve de leurs compétences concernant l’efficacité de la gestion des monuments.


une baisse de l’amplitude d’ouverture pour faire des économies
Depuis 2015, en période hivernale, les monuments arlésiens ouvraient de 10 à 17h. Ce sera 10h – 16h30 désormais pour faire des économies sur le nombre d’agents et réduire l’appel aux vacataires. « Un mauvais calcul », selon un ancien du service « on revient à une politique d’ouverture des monuments des années 90 ». Déjà les techniciens ont évité l’idée de la fermeture entre midi et deux qui avait germé dans la tête de la nouvelle municipalité. « Ça aurait été catastrophique pour les recettes et notre réputation auprès des publics et les professionnels du tourisme ». Un recul pour des petites économies quand la municipalité souhaite à cor et à cri que « l’attrait d’Arles dure 365 jours par an », comme le dit Jean-Michel Jalabert, le premier adjoint de la ville, dans le Arles info du mois d’octobre.


Ohé, ohé, des projets abandonnés ?
La nouvelle municipalité a mis fin à l’engagement de David Kirchthaler, le directeur du patrimoine, en détachement du ministère de la culture. Depuis près de 30 ans, le patrimoine d’Arles était placé sous l’expertise de spécialistes venus du service des monuments historiques du ministère. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Selon l’un de ses anciens collègues, cet ingénieur du patrimoine est l’« un des meilleurs dans son rôle, qui a une connaissance très précise des endroits où peuvent tomber les flux budgétaires des différents ministères ». L’ancien directeur a laissé derrière lui notamment ce dossier de restauration de la chapelle de Saint-Jean de Moustiers d’un montant de 400 000 euros, qui n’aurait rien coûté à la ville. Mais Patrick de Carolis n’a pas souhaité lancer l’opération. La raison du refus du premier édile reste mystérieuse.


Décapitation du patrimoine végétal ?

Le service des espaces vert a décapité cet arbre, un ailante situé dans l’enceinte des Alyscamps, classé monument historique, au mépris du code du patrimoine et du code de l’environnement. Antoine Parra, le nouvel élu aux espaces verts, un ancien du service des bâtiments communaux, a une vision bien à lui du patrimoine. « C’est anecdotique mais symptomatique, c’est la démonstration qu’on se fout totalement de l’expertise en interne, au moins autant que de la réglementation », hallucine un ancien de la direction du patrimoine. Comme les travaux sur la fontaine de la place de la République « débutés à la hussarde, en interne des services techniques municipaux, sans aucune concertation du service patrimoine ni méthode. Du coup, il a fallu arrêter les travaux en urgence et ça a coûté des mois de barriérage pour faire les choses en respectant le patrimoine alors que l’élu pensait que ça allait durer trois jours. » Dans le domaine du patrimoine, perte de compétence et amateurisme marque le début du mandat.

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