Emmaüs, dans la communauté de l’accueil inconditionnel
Quand les portes sont fermées au public, c’est le quotidien des compagnons qui prend la place dans les dédales de la communauté Emmaüs d’Arles. Un lieu emprunt de l’esprit de l’Abbé Pierre et un repère protecteur pour trouver une place dans la société.
7h30. La journée de travail commence invariablement. Dans la salle-à-manger, toute la communauté arlésienne d’Emmaüs est réunie. Coline, jeune femme à la silhouette élancée, explique le déroulement de la journée. « Est-ce que tout le monde a bien regardé le planning ? », répète la co-responsable d’une voix entre la douceur et l’autorité.
Ce mardi, comme tous les mardis, il faut vider les camions remplis d’objets déposés par les donateurs pendant les jours de fermeture. Alors, quasiment tous les compagnons se dirigent vers les quais de déchargement. Et le grand bal commence. Une dizaine d’hommes s’active à dispatcher les 15 mètres cubes des deux camions pleins. Livres, habits, meubles, électronique, jouets. Serge, René, Christophe, Darius, Témi, Anis, Bruno, Christian… « C’est un flot continu, toutes les trois semaines, on récolte 35 tonnes d’habits », commente Bruno, le sosie de Jammy dans C’est pas sorcier en un peu plus vieux. Il note la circulation de plus en plus difficile dans l’entrepôt où s’entassent les cartons et les caddies. « Ça se remplit, faut vider », ponctue-t-il en éclairant enfin son visage d’un sourire. Il sait ce que la communauté doit à ces montagnes d’objets. « Si un jour on n’a plus de dons, je ne vois pas comment on pourrait survivre à la société capitaliste qui nous entoure », sait-il trop bien. Lui, ça fait plus de 10 ans qu’il est compagnon ici et pense doucement à prendre sa retraite, « ma carrière est finie, place aux jeunes ». Et oui « on cotise ici ! », explique t-il sur le fonctionnement de l’association qui apporte une allocation à tous les compagnons en plus d’un toit, d’un repas et d’un accompagnement pour les papiers, la santé… Comment est-il arrivé ici ? « Je ne vais pas te raconter 12 ans de ma vie en 5 minutes ». Disons qu’Emmaüs « c’est très bien que ça existe, ça rend des services à plein de gens. Ils répondent présents. C’est une étape pour certains, ça permet de remettre les compteurs à zéro et de pouvoir passer à autre chose. D’autres s’installent plus durablement », sait-il en tant qu’ancien de la communauté.
Un peu plus loin sous cette charpente monumentale vestige de l’ancienne bergerie, il y a le coin jouets où s’active Anne-Marie. Retraitée bénévole, elle vient « avec le cœur » pour rendre service et passer des journée entières, « trois à quatre fois par semaine, c’est ça si on veut faire du travail ». Pas trop répétitif de trier toute la journée ? « Je suis comme une gamine », dévoile t-elle. « Chaque fois, j’ai l’impression d’être au pied du sapin », ajoute le compagnon Christophe, juste à côté en train de trier les livres. Avec ces faux airs de Marcelo Bielsa, cigarette roulée dans l’angle de la bouche et maillot OM sur le ventre (modèle extérieur 1999 époque Ericsson), il a toujours « aimé lire et le livre en tant qu’objet ».
Derrière ses lunettes et son front dégarni, c’est « une vie un peu dissolue » qui l’a conduit vers Emmaüs. Avec une carrière dans la marine nationale, il connaît par cœur « l’Atlantique, le Pacifique, la Méditerranée ». Ce qui explique son goût pour les livres d’histoire contemporaine et particulièrement les grands conflits internationaux. A 55 ans, il s’est posé ici « avec l’âge, l’instabilité géographique, ça fatigue », et anime la librairie particulièrement fournie qu’il organise sous forme de thématique. Un nouvel équilibre personnel même s’il « regrette » quelques uns de ses choix. « A l’époque, j’avais une demoiselle… J’aurais pas dû partir… »
De l’autre côté de l’allée centrale, devant le bâtiment de vente, Anis, le compagnon du rayon meubles a le sourire sous ce soleil de mai quand Coline, la co-responsable débarque avec sa démarche pressée et son débit vocal calme et rapide à la fois. « C’est bon y’a les prix partout ? », demande-t-elle comme pour vérifier la justification de l’oisiveté du compagnon. Deux étiquettes plus loin et après un coup de main pour charger un meuble, le compagnon explique sa trajectoire et ses péripéties. « Une amie m’a présenté Emmaüs, du travail et une chambre, j’ai dit : »c’est bon », j’ai accepté direct ». Ce Tunisien d’origine, 31 ans et la vie devant lui, ne compte pas rester. Juste le temps de régler quelques papiers. « C’est grâce à Emmaüs que je suis où j’en suis. Le français, je l’ai appris avec les clients et la communauté. Emmaüs m’a appris beaucoup de choses. »
Il est midi passé. Hervé le cuisinier d’à peine la trentaine est devant le bâtiment de vie, un ancien mas. Il appelle les compagnons retardataires à venir manger en montrant l’emplacement d’une montre imaginaire. Dans la salle-à-manger, entre les bénévoles et les compagnons, une trentaine de personnes attaque l’entrée et fait tourner les plats. Assis à la table centrale, Claude Caumeil, 83 ans, est le président de la communauté d’Arles qui gère également les antennes de Nîmes et Alès. Quarante deux lits au total, trois salariés, huit camions et « aucun amateurisme », appuie-t-il. Deux personnes sont chargées de la compta’ en plus des prestations des expert-comptables et des commissaires au compte. « On fait corps avec les compagnons pour faire fonctionner ce groupe. Ici, c’est attachant, quand on y rentre on n’en sort plus ».
Entre deux coups de fourchette, il explique pourquoi Emmaüs ne demande aucune subvention : « ça nous donne une liberté, mon pauvre ! ». Au-dessus de la table, trône le Manifeste universel du mouvement Emmaüs dans un cadre jaune poussin certainement issu des dons. Le point sept illustre les propos de ce bon vieux Claude : « Emmaüs n’est subordonné à aucune autre autorité que celle constituée en son sein […] Il agit en conformité avec la Déclaration des droits de l’homme adoptée par les Nations Unies, et les lois justes de chaque société, de chaque nation ».
Ah, ce sacré Abbé Pierre et sa formule « servir premier le plus souffrant, héberger de manière inconditionnelle ». Il en avait du courage ! Révolté par les inégalités, il prenait le droit que confère les actions justes et le sens de l’humanité. « On accueille sans condition, on ne demande ni d’où il vient, ni ce qu’il a. On demande juste qu’il travaille pour subvenir à ses besoins et à ceux de la communauté », illustre aujourd’hui le président arlésien avec une tranche d’ananas dans l’assiette. La protection de l’aura du fondateur est plus fragile depuis sa mort en 2007. Deux ans plus tard, pour la première fois, la police s’invitait dans une communauté, à Marseille, et le co-responsable était placé en garde-à-vue. Après le café, Coline Maniez, la co-responsable arrête sa course et prend le temps de l’explication dans son bureau. Dans un monde où les réfugiés sont de plus en plus nombreux, les procès pour »délit de solidarité » se multiplient, Emmaüs et son accueil inconditionnel est forcément touché. « C’est un des rares endroits où ta qualité d’humain suffit », enfonce la responsable de 30 ans en demandant que l’article ne se polarise pas sur la question pour ne pas crisper les débats : « les communautés Emmaüs ne sont pas une structure de combat pour les demandeurs d’asile ». Pour la position officielle, elle renvoie sur le site d’Emmaüs France : « la spécificité de l’inconditionnalité de l’accueil au sein du Mouvement Emmaüs implique l’accueil des personnes sortant de prison, des migrants sans-papiers et de toute personne qui frappe à notre porte ».
Sur un canapé à la vente, en plein soleil, alors que les client commencent à s’amasser devant le portail avant l’ouverture, Christian, quinze communautés Emmaüs au compteur, profite des rayons de soleil avec sa clope digestive. Arles c’est « une communauté magnifique » juge-t-il. « 60% des gens sont là depuis plus de quatre ans, c’est très porteur, il y a une bonne dynamique avec les bénévoles ». Lui, ça fait sept ans qu’il navigue dans les communautés. « Emmaüs, on ne choisit pas d’y aller, on peut choisir d’y rester », sait-il. « L’univers de la communauté protège, c’est comme une bulle ». « Mais certaines communautés, c’est »pouvoir et argent », là je travaille avec le cœur même si je travaillais quand même par obligation, c’est toujours mieux que d’être à la rue », commente le connaisseur.
C’est que les places sont chères et Emmaüs est coincé entre ses valeurs et la réalité de la demande des âmes en difficulté. L’accueil y est inconditionnel dans la limite des places disponibles. Au standard, Francis reconnaît : « des gens qui veulent trouver des places, il y en a tous les deux jours. ça devient plus actif quand il commence à faire froid », analyse-t-il. Alors il refuse, même s’il existe toujours quelques places en urgence pour dépanner une nuit ou deux, « au téléphone, ça va, mais c’est vrai que quand t’as quelqu’un devant toi, tu lui dis »faut que t’ailles plus loin » et plus loin peut-être que c’est pareil… » C’est dur, fait comprendre l’homme de la cinquantaine au tee-shirt jaune au cœur rouge imprimé »made with love ». Avant de conclure, « il faudrait plus d’Emmaüs »…
Eric Besatti